Le Dernier Caton
faire enrager. Tous deux avaient travaillé dur toute leur vie pour maintenir et faire prospérer le patrimoine familial dont ils se sentaient profondément orgueilleux. Tels étaient ces deux hommes. Et ils étaient morts.
Les condoléances et les pleurs se succédèrent le lendemain. Tout n’était que tristesse et douleur dans la Villa Salina. Des dizaines de véhicules étaient garés dans l’allée, des centaines de visiteurs me serrèrent la main, m’embrassèrent et m’étreignirent. Personne ne manquait, à l’exception des sœurs Sciarra, et cela me peina. Bien sûr, je ne m’attendais pas à ce que la plus jeune, Doria, fût là, car elle avait quitté la Sicile depuis vingt ans et avait beaucoup voyagé tout en poursuivant sa carrière d’historienne dans je ne sais combien de pays étrangers. Elle travaillait maintenant comme attachée d’ambassade. Mais Concetta ? Elle aimait beaucoup mon père, de même que j’appréciais le sien et, en dépit des litiges commerciaux qu’elle avait pu avoir avec les Salina, j’avais compté sur sa présence.
Les funérailles eurent lieu le dimanche matin, car Pierantonio ne put arriver de Jérusalem avant la nuit du samedi, et ma mère tenait absolument à ce qu’il célèbre l’office des morts et la messe précédant l’enterrement. Je ne me souviens plus très bien de ce qui se passa à son arrivée. Je sais seulement que nous nous étreignîmes, mais qu’on vint très vite le chercher et qu’il dut souffrir les baisemains et les révérences dus à sa charge et aux circonstances. Ensuite, quand on le laissa enfin tranquille, après s’être légèrement restauré il s’enferma avec ma mère dans une chambre. Je ne les vis pas sortir, car je m’endormis sur le canapé où je m’étais assise pour prier.
Le dimanche matin de bonne heure, tandis que nous nous préparions pour nous rendre à l’église, je reçus un appel inattendu du capitaine Glauser-Röist. Tandis que je me dirigeais vers le téléphone le plus proche, je me demandai, mal à l’aise, pourquoi il appelait à cette heure et à un moment aussi peu opportun. Je lui avais dit au revoir avant de quitter Rome en lui expliquant les raisons de mon départ, et son appel me parut d’une maladresse lamentable. Évidemment, les circonstances étant ce qu’elles étaient, je ne m’embarrassai guère de formules de courtoisie.
— C’est vous, sœur Ottavia ? dit-il en entendant mon salut bref et sec.
— Bien entendu, capitaine.
— Écoutez, dit-il en feignant d’ignorer mon ton désagréable, le professeur Boswell et moi sommes ici, en Sicile.
Si l’on m’avait pincé le bras alors, on n’aurait pas vu une goutte de sang.
— Ici ? demandai-je, abasourdie. À Palerme ?
— À l’aéroport de Punta Raisi, plus exactement. À trente kilomètres de la ville. Le professeur est allé louer une voiture.
— Mais que faites-vous ici ? Si c’est pour l’enterrement, c’est trop tard. Vous n’arriverez pas à temps.
Je me sentais gênée. D’un côté, je leur savais gré de leur bonne volonté et de leur désir de m’accompagner dans un moment si triste, mais de l’autre je trouvais leur geste un peu excessif, et déplacé.
— Nous ne voulons pas vous déranger (on entendait, par-dessus la voix sonore de Glauser-Röist, une annonce appelant à l’embarquement immédiat). Nous attendrons que l’enterrement soit fini. À quelle heure pensez-vous pouvoir nous rejoindre ?
Ma sœur Agueda se mit devant moi, et d’un geste sur sa montre m’indiqua de me presser.
— Je ne sais pas, capitaine, cela peut durer… Vers midi peut-être…
— Pas avant ?
— Non, capitaine, ce n’est pas possible ! Répondis-je, soudain fâchée. Mon père et mon frère sont morts, au cas où vous l’auriez oublié, et on les enterre aujourd’hui.
Il me semblait le voir, à l’autre bout du fil, s’armant de patience et poussant un soupir :
— Oui, bien sûr, mais vous allez comprendre…
Nous avons trouvé la porte du Purgatoire. Elle se trouve ici, en Sicile, à Syracuse plus précisément.
Je ne voulus pas voir mon père et mon frère quand on ouvrit les cercueils pour le dernier adieu. Ma mère, pleine de courage, s’approcha la première et se pencha d’abord sur mon père qu’elle embrassa sur le front, puis sur mon frère, mais elle s’effondra en larmes. Je la vis chanceler et appuyer la main fermement sur le bord du cercueil, de l’autre
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