Le dernier royaume
à son conseil de guerre où siégeaient
des prêtres, son fils et une dizaine de thanes que mes commentaires irritaient.
Je répétais qu’Alfred ne viendrait pas en renfort et Odda refusait de quitter
sa colline parce qu’il était convaincu du contraire. Ses thanes, tous de
solides gaillards en lourdes cottes de mailles et aux visages fermés et
burinés, l’approuvaient. L’un d’eux murmura qu’il fallait protéger les femmes.
— Il ne devrait point y en avoir ici, dis-je.
— Mais il y en a, répondit-il sans s’émouvoir.
Au moins une centaine de femmes avaient suivi leurs époux et
se trouvaient maintenant sur la colline où rien ne les protégeait, ni elles ni
les enfants.
— Et même si Alfred vient, demandai-je. Combien de
temps cela lui prendra-t-il ?
— Deux jours ? avança Odda. Trois ?
— Et que boirons-nous en attendant ? De la pisse
d’oiseau ?
Ils posèrent tous sur moi un regard flamboyant de haine,
mais j’avais raison, car il n’y avait nulle source à Cynuit. L’eau la plus
proche était la rivière, dont les Danes nous barraient la route. Odda
comprenait fort bien que nous serions d’abord assaillis par la soif, mais il
refusa de bouger.
Les Danes étaient tout aussi prudents. Ils nous étaient
supérieurs en nombre, mais de peu, et nous tenions une position élevée, ce qui
les obligerait à attaquer le long de l’abrupt flanc de Cynuit. Peut-être cette
prudence était-elle renforcée par le sorcier d’Ubba, Storri, si celui-ci était
encore en vie. Quoi qu’il en soit, au lieu de former un mur de boucliers pour
attaquer la vieille forteresse, Ubba posta ses hommes en cercle autour de
Cynuit, puis, avec cinq de ses capitaines, il gravit la colline. Il ne portait
ni épée ni bouclier, indiquant qu’il voulait parlementer.
L’ealdorman Odda, son fils, deux thanes et trois prêtres
allèrent à sa rencontre et, puisque j’étais ealdorman, je les suivis. Odda me
jeta un regard mauvais, mais une fois de plus il ne put me l’interdire. Ubba ne
prit la peine ni de nous saluer, ni de perdre son temps dans les habituelles
insultes rituelles. Il se contenta de nous déclarer que nous étions pris au
piège et que le plus sage était de nous rendre.
— Je prendrai des otages et vous laisserai la vie.
L’un des prêtres d’Odda lui traduisit ses exigences.
J’observai Ubba. Il me parut vieilli, avec sa barbe
grisonnante, mais il était toujours aussi effrayant, avec son large poitrail,
son arrogance et sa dureté.
Odda était manifestement terrifié. Il s’efforça de prendre
un air de défi et rétorqua qu’il resterait là où il était et mettait sa foi
dans l’unique véritable dieu.
— Dans ce cas, je te tuerai, répondit Ubba.
— Tu peux essayer, dit Odda.
C’était une bien piètre réponse, et Ubba cracha de mépris.
Il allait tourner les talons quand je pris la parole, en langue dane.
— La flotte de Guthrum est anéantie, dis-je. Njord a
surgi des profondeurs et il a entraîné ses vaisseaux jusqu’au fond de la mer.
Tous ces braves sont allés rejoindre Ran et Ægir. (Je sortis mon amulette et la
brandis.) Je dis la vérité, seigneur Ubba. J’ai vu la flotte périr, et ses
hommes engloutis par les vagues.
Il posa sur moi son regard impitoyable et je sentis la
fureur dans son cœur comme la chaleur d’une forge. Je la sentais, mais je
percevais aussi sa peur, non de nous, mais des dieux. Je connaissais sa
superstition et j’avais, à dessein, évoqué les dieux en racontant le naufrage
de la flotte.
— Je te connais, gronda-t-il en pointant sur moi deux
doigts pour conjurer le sort de mes paroles.
— Et je te connais aussi, Ubba fils de Lothbrokson,
dis-je en lâchant l’amulette et en levant trois doigts. Ivar est mort,
continuai-je en pliant un doigt. Halfdan aussi, dis-je en pliant le deuxième.
Il ne reste plus que toi. Qu’ont dit les runes ? T’ont-elles prédit qu’à
la nouvelle lune il n’y aura plus de frère Lothbrok à Midgard ?
J’avais fait mouche car instinctivement, Ubba porta la main
à son amulette. Le prêtre traduisait à mi-voix, et Odda me fixait avec de
grands yeux étonnés.
— Est-ce pour cela que tu veux que nous nous
rendions ? demandai-je à Ubba. Parce que les runes disent que nous ne
pourrons être tués au combat ?
— Je te tuerai, dit Ubba. Je t’éventrerai du nombril au
gosier. Et je t’éparpillerai comme déchets.
Je me forçai à sourire, et c’était
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