Le dernier royaume
et
pelletâmes la terre. Une planche inclinée menait au fond du trou, auprès duquel
s’élevait un grand tas de terre. Le lendemain, tous les hommes de Ragnar, vêtus
et armés de pied en cap comme pour partir en guerre, s’introduisirent dans la
fosse à la tombée de la nuit. Nous autres garçons brandissions des torches
enduites de poix projetant des ombres tremblotantes dans l’obscurité.
Ravn l’aveugle attendait dans la fosse au bout de la
pente ; il y déclama une épopée à la gloire d’Odin, qui n’en finissait
pas. Ses paroles, hachées et cadencées comme un tambour, racontaient comment le
dieu tout-puissant avait créé le monde à partir du cadavre du géant Ymir,
comment il avait lancé le soleil et la lune dans le ciel, et comment son épée,
Gungnir, l’arme la plus redoutable de toutes, avait été forgée par des nains
dans les entrailles du monde. Le poème continua ainsi et les hommes assemblés
dans la fosse semblaient se balancer à son rythme, répétant parfois une phrase,
et j’avoue que je m’ennuyais presque autant que lorsque Beocca radotait dans un
latin bégayant. Je contemplais les bois et les ombres en pensant aux sceadugengan.
Je pensais souvent aux sceadugengan, les ombres qui
marchent. Ealdwulf m’en avait parlé jadis, à Bebbanburg. Il m’avait raconté
qu’avant que le Christ n’arrive en Anglie, à l’époque où les Angles adoraient
Odin et les autres dieux, on connaissait les ombres qui marchent, créatures
mystérieuses capables de changer de forme qui rôdaient sans bruit, presque
invisibles. Tantôt elles étaient loups, tantôt elles étaient hommes, ou parfois
aigles ; elles n’étaient ni mortes ni vivantes, c’étaient des créatures du
monde des ombres, des monstres de la nuit. Et moi, je fixais les arbres noirs,
espérant qu’il y avait là-bas des sceadugengan que je serais le seul à
connaître, des êtres qui effraieraient les Danes et me permettraient de
reprendre Bebbanburg, des êtres aussi puissants que la magie qui avait accordé
la victoire aux Danes.
C’était un rêve d’enfant, bien sûr. Quand on est jeune et
sans défense, on rêve de posséder un pouvoir magique. Quand on est adulte et
fort, on condamne les faibles pour de tels rêves. Je me rappelle mon
enthousiasme, cette nuit-là, à l’idée de m’approprier la puissance des ombres
qui marchent, lorsqu’un hennissement attira mon attention vers la fosse. Les
hommes s’étaient répartis en deux groupes et une étrange procession débutait.
Il y avait un étalon, un bélier, un chien, une oie, un taureau et un sanglier,
chacun mené par l’un des guerriers de Ragnar, et au fond un prisonnier angle,
condamné pour avoir déplacé une borne dans un champ, et lui, tout comme les
animaux, avait une corde au cou.
Je connaissais l’étalon. C’était le plus beau de Ragnar, un
grand cheval noir appelé Brise-Flammes que son maître adorait. Pourtant,
Brise-Flammes, comme toutes les autres bêtes, allait être sacrifié à Odin cette
nuit-là. Ragnar s’en acquitta lui-même. Torse nu, sa large poitrine couturée de
cicatrices luisant à la lueur des torches, il abattit les bêtes l’une après
l’autre avec sa hache de guerre. Brise-Flammes fut le dernier à mourir. Le
grand cheval descendit la pente, les yeux révulsés. Il ruait, terrifié par la
puanteur du sang qui avait éclaboussé les parois de la fosse, quand Ragnar
s’approcha de lui, le visage inondé de larmes. Il baisa les naseaux du cheval,
avant de le tuer d’un seul coup entre les deux yeux, vif et net. L’étalon
s’écroula en agitant les sabots, terrassé. L’homme fut sacrifié le dernier, et
ce fut moins éprouvant que la mort du cheval. Ragnar se dressa au milieu des
dépouilles et leva sa hache ruisselante de sang vers le ciel.
— Odin ! cria-t-il.
— Odin ! répétèrent les hommes en brandissant
leurs épées, leurs lances et leurs haches. Odin !
C’est alors que je vis Weland le serpent m’observer depuis l’autre
côté de la fosse fumante.
Tous les cadavres furent accrochés aux branches des
arbres : leur sang avait été offert aux créatures souterraines et, à
présent, leur chair était donnée aux dieux du ciel. Ensuite, nous comblâmes la
fosse et nous dansâmes dessus pour tasser la terre tandis que des jarres d’ale
et des outres d’hydromel passaient de main en main sous les corps suspendus.
Odin, le terrible dieu, avait été invoqué car Ragnar et son peuple
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