Le dernier royaume
épées est lourde, parfois précieusement
décorée, mais elle reste un morceau de métal ; celle de Brise-Cœur, rehaussée
de bandes d’argent, réduisit l’œil de Sven en bouillie. Ragnar lui cracha au
visage et rengaina son épée dans son fourreau doublé de peau de mouton.
Sven s’était plié en deux et gémissait, les mains cachant
son œil meurtri.
— C’est terminé, dit Ragnar à Kjartan.
Le capitaine hésita. Il était en proie à la colère, à la
honte et au chagrin, mais comme il ne pouvait remporter une épreuve de force
contre le jarl Ragnar, il finit par s’incliner.
— C’est terminé, acquiesça-t-il.
Et nous rentrâmes.
L’hiver fut rigoureux. Les ruisseaux gelèrent, la neige
poussée par le vent remplit le lit des rivières, et le monde ne fut plus que
silence blanc et glacé. Des loups rôdaient à l’orée des forêts et le soleil de
midi était pâle, comme si sa force avait été aspirée par le vent du nord.
Ragnar me récompensa d’un bracelet d’argent, mon premier,
tandis que Kjartan fut rétrogradé. Il ne serait plus capitaine de l’un des
navires de Ragnar : à présent c’était un homme sans seigneur. Il alla à
Eoferwic, où il s’engagea dans la garnison de la ville. La fonction n’était pas
prestigieuse : ceux qui gardaient Eoferwic ne recevaient aucune part des
butins. Leur tâche consistait à surveiller les plaines alentour et à s’assurer
que le roi Egbert ne fomentait nul trouble ; mais je fus soulagé que Sven
soit parti, et absurdement ravi de mon bracelet. Les Danes adoraient ces
bijoux. Plus un homme en possédait, plus il était considéré, car ces bracelets
étaient la récompense d’une victoire. Ragnar en avait d’or et d’argent, ciselés
en forme de dragon ou incrustés de pierreries. Quand il bougeait, on les
entendait tintinnabuler. Ils pouvaient servir de monnaie lorsqu’il n’y avait
pas de pièces. Je me souviens d’avoir vu un Dane ôter le sien, le réduire en
morceaux à l’aide d’une hache et les donner à un marchand jusqu’à ce que la
balance signale qu’il avait réglé une somme suffisante. C’était dans la grande
vallée, dans un vaste village où la plupart des jeunes guerriers de Ragnar
s’étaient installés. Les envahisseurs danes avaient besoin d’espace pour leurs
nouvelles maisons. Pour cela, ils avaient brûlé un bois de noisetiers, et c’est
cet endroit que Ragnar appelait Synningthwait, ce qui signifiait « le lieu
nettoyé par le feu ». Sans doute le village avait-il porté un nom anglais,
mais il était déjà oublié.
— Nous sommes en Anglie pour de bon, désormais, me dit
Ragnar alors que nous rentrions chez nous après avoir acheté des marchandises à
Synningthwait.
La route était envahie par la neige et nos chevaux se frayaient
prudemment un chemin entre les monticules d’où ne pointaient plus que les
branches nues et noires des haies. Je menais les deux chevaux de faix chargés
de précieux sacs de sel et je posais à Ragnar mes questions habituelles :
où vont les hirondelles en hiver, pourquoi les elfes nous donnent-ils le hoquet
et pourquoi appelait-on Ivar « le Sans-Os ».
— Voyons ! répondit Ragnar. Parce qu’il est si
maigre qu’on pourrait le rouler comme une cape.
— Pourquoi Ubba n’a-t-il point de surnom ?
— Il en a un. On l’appelle Ubba l’Horrible.
Il se mit à rire, car il venait d’inventer ce sobriquet, et
je me joignis à son hilarité, car j’étais heureux. Ragnar aimait ma
compagnie ; avec mes longs cheveux blonds, les hommes me prenaient pour
son fils et cela me plaisait. Rorik aurait dû être avec nous, mais il était
malade ce jour-là, et les femmes cueillaient des simples en récitant des
charmes.
— Il est souvent malade, dit Ragnar. Pas comme Ragnar.
(Il parlait de son fils aîné qui surveillait les terres d’Ivar en Irlande.)
Ragnar est bâti comme un bœuf, continua-t-il. Jamais il n’est souffrant !
Il est comme toi, Uhtred. (Il sourit, pensant à son aîné qui lui manquait.) Il
prendra terre et il réussira. Mais Rorik ? Peut-être devrais-je lui donner
cette terre. Il ne peut retourner au Danemark.
— Pourquoi ?
— Le Danemark est une terre ingrate, expliqua-t-il. Ce
ne sont que plaines et sable, et on ne peut rien faire pousser sur un tel sol.
De l’autre côté de la mer, ce ne sont que collines escarpées avec de minuscules
champs où l’on travaille comme un chien en criant
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