Le fantôme de la rue Royale
bien qu’un peu gêné dans sa démarche, observait la scène avec la curiosité d’un voyageur qui découvre des coutumes étrangères et incompréhensibles. Marie Chaffoureau se serrait les mains d’angoisse, ses petits yeux se portant sur tous les coins de ce théâtre sans jamais se fixer sur aucun. Dorsacq tentait de s’éloigner des Galaine comme s’il voulait se désolidariser de la famille. Bourdeau et Semacgus demeuraient debout au fond de la salle, où ils furent bientôt rejoints par le père Raccard.
Un peu avant cinq heures, les portes de la salle furent closes. Le père Marie, en tenue noire d’huissier, annonça les magistrats qui prirent place. Ils étaient tous les deux en simarre, avec les bandes d’hermine dont Nicolas se rappela qu’elles évoquaient, morceaux symboliques du manteau du sacre, l’autorité royale. M. de Sartine, après un regard au commissaire, prit la parole.
— Je déclare, au nom du roi, ouverte cette séance d’enquête, convoquée devant ma cour, en présence du lieutenant criminel de la vicomté et généralité de Paris. Cette procédure exceptionnelle a été requise et ordonnée par Sa Majesté, compte tenu des circonstances à bien des égards extraordinaires qui ont entouré cette délicate affaire dans laquelle je rappelle qu’un meurtre et une tentative d’homicide ont été commis. Monsieur le commissaire au Châtelet, secrétaire du roi en ses conseils, vous avez la parole.
Sartine avait soigneusement évité d’évoquer l’infanticide, dont la nouvelle n’avait pas été répandue. Tous les regards se tournaient déjà vers Nicolas quand, se levant tout à trac, Charles Galaine prit la parole sur un ton strident.
— Monsieur le lieutenant général, je tiens à présenter devant votre cour une solennelle protestation en mon nom et en celui des miens, face à une procédure aberrante dans laquelle ma famille, incarcérée sans raison, se voit appelée devant vous, sans savoir ni comprendre ce qu’on lui reproche et sans pouvoir espérer le recours et le secours d’aucun conseil. J’en appelle à la justice du roi !
On sentait dans ces propos le caractère procédurier d’un représentant d’un grand corps du négoce parisien, habitué aux débats et procès des jurandes et soutien de la fronde des parlements contre le pouvoir. Les deux sœurs se levèrent à leur tour et vociférèrent en même temps, proférant des propos et des menaces qu’on ne parvenait pas à comprendre. M. de Sartine frappa du plat de la main sur l’accoudoir de son fauteuil. Son visage, ordinairement pâle, s’était empourpré.
— Monsieur, répondit-il sur un ton égal, votre protestation n’est pas recevable. Le roi agit par sa seule justice, nous en sommes les garants et les exécuteurs. Les droits que vous réclamez vous seront accordés à vous ou à ceux qui seront convaincus des crimes dont il est question, lorsqu’une certitude nous aura été apportée sur la culpabilité de l’un ou de l’autre d’entre vous, ou lorsque votre innocence aura été prouvée. Ma présence et celle du lieutenant criminel confirment suffisamment le sérieux et l’équanimité de cette audience préliminaire. Le cours naturel de la procédure reprendra à l’issue de cette séance et tiendra compte de ses résultats.
Les deux sœurs Galaine continuaient de hurler.
— Je vous prie, monsieur, reprit Sartine, de bien vouloir calmer vos sœurs avant que je prenne d’autres mesures pour rendre à cette audience le caractère de dignité qui s’impose.
— Cependant…
— Il suffit, monsieur Galaine. La parole est au commissaire Le Floch. Puissent les débats qui s’ouvrent nous éclairer sur cette ténébreuse affaire.
Nicolas croisa les mains, prit son inspiration et tourna la tête vers les deux magistrats.
— Nous comparaissons aujourd’hui, commença-t-il, pour écrire le dernier acte d’une tragédie domestique liée à la catastrophe de la place Louis XV. Aux victimes innocentes de l’impéritie et de la fatalité s’est ajouté le cas particulier d’Élodie Galaine, retrouvée morte parmi les restes de tous les Parisiens péris dans la nuit du 30 au 31 mai 1770. Il s’agissait, à l’évidence, de maquiller un crime. Reconnu par Charles Galaine, son oncle et par son cousin germain, Jean Galaine, le corps fut porté sur mon ordre à la Basse-Geôle, où des praticiens expérimentés constatèrent que la jeune fille avait été
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