Le fantôme de la rue Royale
ensemble misérable.
— Approchez, dit Nicolas, monsieur ?
— Robillard Jacques, monsieur, pour vous servir.
— Indiquez-nous votre occupation.
— Je suis marchand fripier, rue du Faubourg-du-Temple.
— Monsieur Robillard, vous avez bien déclaré à l’inspecteur Bourdeau avoir, tôt le matin du 31 mai 1770, reçu en gage pour une valeur de dix-huit livres, cinq sols, six deniers, des vêtements et objets dont certains sont disposés dans cette salle. Reconnaissez-vous le reçu et ceux-ci ?
— Je reconnais tout, monsieur, c’est la vérité même. Deux tenues identiques avec manteau et chapeau, de bonne qualité. L’homme m’a étonné d’accepter si peu. Et un flacon d’apothicaire. Je n’ai pas discuté, vous pensez. Une bonne affaire pour moi, parce qu’on les revoit jamais et qu’on peut disposer des gages en garantie.
— Maintenant, monsieur Robillard, voyez ces trois hommes de dos. Je vais vous inviter à défiler devant eux et à me dire si vous reconnaissez votre client de l’autre jour.
Nicolas priait le ciel pour que le témoin n’ouvrît pas la bouche pour répéter ce qu’il avait déjà confié à Bourdeau, à savoir qu’il n’avait pas prêté attention aux traits de sa pratique et qu’il n’en pouvait donner, de la sorte, aucun signalement tangible. Il espérait qu’un détail lui reviendrait et estimait devoir jouer cette carte, si incertaine fût-elle. Avant même que Robillard ne se trouve devant les trois jeunes gens, Louis Dorsacq se retourna et fit trois pas vers Nicolas.
— Monsieur le commissaire, dit-il à voix basse, avant que cet homme ne me reconnaisse, je préfère indiquer que c’est moi qui suis allé mettre ces objets en gage afin de payer une dette de jeu.
Nicolas eut le sentiment qu’on tentait, une nouvelle fois, d’égarer la justice.
— Voilà un bien intéressant revirement ! Toutefois, indiquez-nous précisément d’où vous sortez ce bric-à-brac remis en gage, sans discussion ni marchandage, abandonné pour la somme misérable de dix-huit livres. Et votre aveu appelle d’autres questions. À qui devez-vous cette somme ?
— À des joueurs de mes amis.
— Voilà qui est des plus précis ! Mais, j’insiste, où avez-vous trouvé les objets mis en gage ?
De toute évidence, Dorsacq tentait avec désespoir de construire des circonstances plausibles. Elles ne pouvaient pas tromper Nicolas, informé des origines probables d’au moins une tenue de Naganda et du flacon d’apothicaire.
— Dans l’office…
— Comment, dans l’office !
— Oui, je les ai trouvés, le matin, dans l’office, déposés en désordre sur le sol…
— Quel matin ?
— Le matin de la catastrophe de la place Louis XV. Ces objets, j’ai cru qu’on les voulait jeter. Je m’en suis saisi, et je le regrette bien maintenant.
— Et le flacon d’apothicaire ?
— Lui aussi traînait là.
— Ainsi, quand les objets de vos maîtres traînent, il vous paraît normal de les escamoter. Tout cela est parfaitement vraisemblable et crédible ; la cour devrait s’en trouver confondue ! Que faisiez-vous d’ailleurs si tôt à la boutique ? Vous n’habitez pas là.
— J’étais venu pour l’inventaire d’été.
Nicolas ne souhaitait pas encore sortir de sa manche les atouts dont il disposait. Pour le moment, il lui suffisait de constater les mensonges patents de Dorsacq, qui abandonnait l’un pour se jeter dans un autre. Il n’était pas nécessaire de précipiter les choses avant la fin de l’interrogatoire de tous les suspects. Il ne poussa donc point son avantage, congédia le fripier qui sortit en multipliant les révérences et saluts à la ronde. Les deux jeunes gens reprirent leur place sur le banc et l’exempt se rhabilla. Après un très long silence de réflexion, le commissaire se tourna vers Naganda.
— Monsieur, votre situation me plonge dans la perplexité. Comme tous ceux-ci…
D’un geste large, il désigna les Galaine assis en face de lui.
— … Vous m’avez menti. Je sais d’expérience qu’il existe des mensonges pour la bonne cause, de pieux mensonges, mais il n’importe : vous m’avez menti. Vous voilà, enfant d’un nouveau monde, déraciné, transporté, jeté sur les rives d’un vieux royaume au milieu de gens curieux ou hostiles ou qui entendent mal qu’on puisse être autre chose que Parisien, sans appuis, sans amis, abandonné à vous-même. Vous voilà ensuite, comme
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