Le fantôme de la rue Royale
de douleur à chaque pas. La Satin et Nicolas se regardaient. Comme la première fois, songea-t-il, dans la soupente où il la retrouvait alors qu’elle servait chez la femme d’un président du Parlement. Un viol, une grossesse consécutive — il avait cru un instant être père — avaient fait choir la Satin dans le négoce de ses charmes. Sa chance, au fond, avait été d’échouer chez la Paulet et d’échapper ainsi à la crapule et à l’Hôpital Général. Leurs relations s’étaient espacées, et il y avait longtemps que leurs chemins ne s’étaient plus croisés.
— Je ne t’ai jamais perdu de vue, Nicolas, dit la jeune femme. Oh ! tais-toi, je sais ce que tu ressentais… Et pourtant, combien de fois ai-je attendu, cachée sous le porche du Châtelet, pour avoir le bonheur de t’apercevoir une seconde. Tu étais toujours pressé et tu passais comme une ombre…
Il ne trouvait rien à répondre.
— Et ton enfant ?
Elle sourit.
— Il est beau. Il est au collège, pensionnaire.
Ce qui suivit demeura pour Nicolas un entracte heureux. Lui qui vivait sans relâche dans l’attente de l’événement et ne s’accordait que trop rarement un de ces moments de répit entre l’action achevée et l’action à venir s’abandonna à l’insouciance du moment présent. La servante apporta les mets, fit sauter le bouchon du vin qui emplit joyeusement les flûtes puis se retira en chantant une langoureuse mélopée qu’elle accompagnait d’un lent balancement de ses hanches. Nicolas se mit à l’aise. La Satin désossa délicatement la poularde et lui tendait du bout des doigts les bons morceaux. L’air de l’alcôve était saturé des vapeurs parfumées du repas et des corps qui s’échauffaient. Bien avant l’ananas glacé, Nicolas avait entraîné son amie sur le lit. Là, enfoncé dans le duvet, il retrouva les douceurs, les ravines, les chemins mille fois parcourus. L’ardeur de leur désir renouvelé scella cette nuit de retrouvailles avant qu’ils ne sombrent, épuisés, dans le sommeil.
Vendredi 1 er juin 1770
Alangui, Nicolas se pressait contre le sable chaud. Il avait dû s’assoupir au soleil sur la grève de Batz. Quelqu’un grondait au-dessus de lui, sans souci de son repos. Au grand dam de son tuteur, le chanoine, toujours inquiet de la nudité des corps et des risques du contact avec l’eau, réputée contenir toutes les maladies et susciter toutes les perversions, l’été, c’était avec allégresse qu’il courait, avec d’autres garnements de son âge, se jeter dans les vagues au milieu des barques des pêcheurs. Il grogna ; une main le secouait. Il ouvrit les yeux, vit la pointe brune d’un sein, un fouillis de draps froissés et, un peu plus loin, le visage goguenard de l’inspecteur Bourdeau. Il se désenlaça des jambes de la Satin qui dormait paisiblement, s’enveloppa dans un drap et considéra l’intrus avec sévérité.
— Pierre, m’expliquerez-vous cette intrusion matinale ?
— Mille pardons, Nicolas, mais le devoir, le devoir ! On a retrouvé l’Indien.
— Diantre, quelle heure est-il ?
— Neuf heures sonnantes.
— Neuf heures ! Ma doué, c’est inouï, j’aurais juré qu’il était minuit ! Je dormais comme un enfant.
— Comme un enfant, vraiment ? fit Bourdeau en coulant un regard sur le corps de la Satin.
— Bourdeau, Bourdeau ! Allons, aidez-moi. Il me souvient d’une fontaine dans la cour arrière de cette maison de perdition.
— Allons, ne médisez pas des bonnes choses !
Nicolas bouscula l’inspecteur en grommelant et alla s’asperger d’eau fraîche à la pompe. Il surprit le regard gourmand de la servante noire qui le lorgnait sans vergogne depuis la fenêtre de l’office. Il agita un index menaçant qui la fit disparaître. Rhabillé, il rejoignit Bourdeau venu en fiacre. Après un moment de silence, comme une porte refermée sur sa nuit, Nicolas interrogea son adjoint.
— J’étais certain que nous récupérerions notre homme sans délai.
— Le hasard nous a servi. Imaginez qu’il voulait regagner la Nouvelle France — enfin, ce que nous appelions ainsi jusqu’en 1763 37 . Quoi de plus évident pour un naturel candide, que de gagner la rivière pour s’embarquer ? S’étant enfui de la rue Saint-Honoré, il suivait la pente des ruisseaux et s’est rapidement retrouvé, après quelques errements dans les dédales du Louvre, sur le quai de la Mégisserie. Vous connaissez
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