Le fantôme de la rue Royale
la réputation du lieu ?
— Certes, et le lieutenant général ne cesse de batailler avec les services de la guerre à son sujet. Mais vous n’ignorez pas que c’est le duc de Choiseul lui-même qui tient ce portefeuille. L’ordre, en l’occurrence, nourrit le désordre et nécessité fait loi. Combien de fois ai-je entendu notre chef déplorer les méfaits de ces racoleurs qui, après avoir employé la ruse pour enrôler des jeunes gens sans expérience, ont recours à des violences de toute espèce.
— Tout rustre inexpérimenté qui passe par là et baguenaude sur la rive tombe dans leurs filets. Et c’est la rengaine habituelle…
— « Mon maître a besoin d’un valet, vous êtes d’une riche taille. Je ne doute pas qu’il ne vous prenne à son service, pourvu que vous soyez docile à ses ordres. » L’eau-de-vie aidant, on conduit le malheureux jusqu’à un soldat déguisé qui lui fait signer un enrôlement au lieu d’un engagement domestique.
— On s’y croirait, dit Bourdeau en riant du ton lamentable de Nicolas.
— Riez ! Mon cher, la chose m’est arrivée lors de mes débuts à Paris. Mon accent breton m’aurait perdu, si je n’avais excipé d’une lettre de mission de M. de Sartine. Mais nous nous égarons.
— Notre homme a donc été abordé. Son aspect étrange — il était nu avec un pagne — et son égarement ont attiré un de ces soldats de fortune qui a voulu l’enrôler et lui a offert le passage au Nouveau Monde contre une reconnaissance de dettes. En fait, il s’agissait de l’engagement, et l’oiseau était pris au piège. Lorsque la patrouille a voulu le conduire à la caserne, il a compris son malheur. Cela l’a rendu furieux et, comme il est taillé en hercule, il en mit cinq à terre avant d’être maîtrisé. Le guet, appelé à la rescousse, l’a conduit entravé au Châtelet. Ne vous ayant point trouvé rue Montmartre où tout le monde dormait, sauf Catherine…
Nicolas songeait avec un sourire à l’époque révolue où, encore jeune et enfant chéri de la maisonnée, le moindre retard déclenchait l’inquiétude. Depuis, chacun s’était accoutumé à ses allées et venues erratiques. Seule, Catherine, dont la fidélité adamantine n’avait d’égale que l’affection qu’elle portait à son sauveur, tremblait toujours pour Nicolas.
— Et votre sagacité vous a conduit jusqu’au Dauphin couronné ?
— Je supposais que vous y souhaitiez faire retraite… En compagnie de la mère abbesse.
— Bon, bon, pouffa Nicolas, je n’aurai pas le dernier mot. Le tort est toujours du côté du patient.
Arrivés au Châtelet, ils gagnèrent aussitôt la prison. Un greffier leur ouvrit la porte d’un cachot si obscur que Nicolas réclama un falot. Accroupi sur une couchette sordide de paille pourrie, une forme ligotée se distinguait à peine. Le visage recouvert par de longs cheveux noirs, l’homme n’était vêtu que d’une couverture de jute qui avait dû servir à des générations de prévenus. Ses pieds étaient souillés d’une épaisse couche de boue séchée. Les jambes découvertes semblaient tétanisées et faisaient apparaître, comme sur un écorché, muscles et tendons. Nicolas tendit la main vers l’épaule de l’homme, qui releva brusquement la tête, rejetant la chevelure en arrière. Des yeux d’un noir intense le fixaient sans expression. La stupeur du commissaire fut grande en remarquant les cicatrices régulières qui marquaient le visage aux tempes. La face était allongée, avec un nez busqué et la régularité de traits d’une idole païenne taillée dans la pierre.
— Monsieur, je suis commissaire de police. Je veux vous aider. Me comprenez-vous ?
— Monsieur, les jésuites m’ont éduqué. « S’il a cru les conseils d’une aveugle puissance. Il est assez puni par son sort rigoureux. »
— « Et c’est être innocent que d’être malheureux. » J’ignorais, monsieur, dit Nicolas en souriant, que les vers de M. de La Fontaine fussent si populaires en Nouvelle France.
Le visage, qui s’était éclairé, se rembrunit.
— Que parlez-vous de Nouvelle France ? Nous avons été abandonnés par notre roi. Quant à moi, j’ai été honteusement trompé et maltraité ici, dans Paris, par une famille que je veux respecter en souvenir d’un mort. Monsieur, je sollicite votre protection et souhaiterais être détaché et faire toilette. Hélas, j’ai dû quitter une demeure
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