Le fantôme de la rue Royale
j’ai été libéré.
Il salua non sans noblesse, laissant Nicolas interloqué devant ce témoin des deux mondes dont le langage châtié contrastait tellement avec son apparence que cette ambiguïté risquait de fausser le jugement porté sur l’homme. Tout cela était bel et bon, mais ressemblait un peu à un conte oriental.
— Pouvez-vous nous décrire les vêtements qui ont disparu ? demanda Nicolas.
— Des tuniques et des pantalons en peau. Un grand manteau brun et un chapeau noir que j’utilise souvent pour masquer mon aspect effrayant aux yeux des pusillanimes de la rue.
Nicolas tira de sa poche un mouchoir qu’il déplia avec soin sur le bureau. Il en tira la perle d’obsidienne trouvée dans la main serrée d’Élodie Galaine au cimetière de La Madeleine.
— Connaissez-vous cette perle ?
Naganda se pencha.
— Oui, il s’agit d’une perle d’un collier m’appartenant, et auquel je tiens beaucoup. Il m’a été dérobé avec mes habits.
— Et votre montre ?
— Je l’ai retrouvée ; elle était sous ma couchette à portée de ma main.
— Et maintenant, où est-elle ?
— Elle m’a été dérobée par les soldats.
— À vérifier, monsieur Bourdeau. Revenons à cette perle. Le collier a donc disparu ? Soit. Pourquoi y teniez-vous tant ?
— C’était un souvenir de mon père, et M. Claude y avait ajouté une amulette.
— Vous prétendez qu’un talisman vous avait été donné par Galaine l’aîné ? N’était-il pas catholique et bon chrétien ?
— Certes, mais je dis ce qui s’est passé. En me remettant ce petit carré de cuir, il m’avait recommandé de ne jamais m’en séparer. J’ai encore en tête son propos à ce sujet : « Lorsque Élodie se mariera, tu devras ouvrir le sac de cuir et lui donner ce qu’il contient. »
— Ainsi, vous ne l’avez jamais ouvert ?
— Jamais.
Nicolas sentit dans sa poche le collier rompu, retrouvé dans le grenier de la rue Saint-Honoré. Il le prit et le tendit à l’Indien. Naganda fit un geste vif comme pour s’en saisir, et le commissaire n’eut que le temps de reculer sa main.
— Je vois à votre réaction que cet objet ne vous est pas étranger.
— Il m’appartient en effet, et rien ne m’est plus cher pour les raisons que je vous ai dites. Où l’avez-vous trouvé ?
— Permettez, c’est moi qui pose les questions. Ainsi, ce collier est à vous ? Vous le reconnaissez ? Vous êtes d’accord avec moi pour constater que cette perle appartient de toute évidence à ce collier ? Vous en êtes bien d’accord ?
L’Indien hocha affirmativement la tête. Le moment parut venu à Nicolas d’assener la nouvelle de la mort d’Élodie.
— J’ai le regret de vous annoncer que cette perle que vous reconnaissez, partie d’un collier qui est vôtre, a été découverte dans la main crispée de Mlle Élodie Galaine dont le corps mort a été relevé parmi les victimes du grand étouffement de la foule occasionné par la presse de la fête place Louis XV. J’ai le devoir également de vous signifier que vous êtes l’un des suspects de cette mort, dont tout concourt à prouver qu’elle est la conséquence d’un acte criminel.
Nicolas s’attendait à des manifestations étranges. Un long cri, un pas de danse au son d’une mélopée sauvage, ainsi qu’il l’avait lu dans les descriptions des missionnaires. Il n’y eut rien de cela, le teint de cuivre sembla pourtant virer au gris, les yeux s’enfoncèrent plus profondément dans les orbites, et ce fut tout ce qui trahit l’émotion ou la surprise du Micmac.
— Vous n’éprouvez, semble-t-il, ni étonnement ni douleur ?
La réponse de l’Indien le laissa sans voix :
— « Quam cum vidisset Dominus, misericordia motus super eam, dixit illi : Noli flere 38 . »
— Aucun sentiment ne vous anime devant la perte d’un être auquel vous avez consacré une partie de votre vie et que vous entourâtes des soins les plus diligents ?
— « La douleur qui se tait n’en est que plus funeste 39 . »
« Quel jouteur ! » pensait Nicolas. Mais tant qu’à citer saint Luc et Racine, il en avait à son service, et n’était pas dupe de ce que ce système de réponse pouvait tenter de dissimuler.
— « Une loi sévère / Va séparer deux cœurs qu’assemblait leur misère 40 . » Quelles étaient vos relations avec Élodie Galaine ?
— C’était la fille de mon maître et bienfaiteur.
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