Le fantôme de la rue Royale
remarque et soucieux de changer de cible. Sartine a du plomb dans l’aile ? Belle réussite que celle de ce lieutenant de police qui laisse la moitié de Paris écraser l’autre. Impéritie, incompétence ! Sa Majesté est fâchée et Mme du Barry aime Bignon, le prévôt des marchands. Voilà une belle conjoncture pour l’effondrement d’une puissance.
— Puis-je me permettre, monseigneur, dit Nicolas de constater que le lieutenant général n’était en rien responsable de la sécurité de cette fête ?
M. de Noblecourt jeta des regards inquiets sur ses commensaux et remplit les verres d’un bourgogne bleu cerise sans appeler Poitevin, son laquais.
— C’est bien, approuva le maréchal, le jeune coq défend son chef. J’aime cela, chez un aussi charmant jeune homme.
Il considérait Nicolas avec attention. Le goût des femmes n’excluait pas chez lui celui que le sexe a tant de droits de blâmer et la rumeur rapportait qu’une de ses premières maîtresses, la duchesse de Charolais, lui reprochait de prêter trop d’attention à l’un de ses suisses, jeune et bien fait.
Une petite voix cassée s’éleva.
— Monseigneur, intervint M. Bonamy, je puis vous contredire, vous connaissant depuis plus de quarante ans. La responsabilité du maintien de l’ordre lors de la fête organisée place Louis XV a été du seul ressort du prévôt. J’ai usé mes pauvres yeux à chercher des précédents que l’on a voulu considérer comme véridiques mais qui, à la vérité, étaient antérieurs à la création de la lieutenance générale de police par le grand roi dont vous eûtes l’honneur d’être le page. Il n’était point besoin pour savoir cela de remonter jusqu’à Charles V.
— Voilà Bonamy qui se mêle de me donner un démenti ! Il y a quarante ans, j’aurais ignoré les édits sur le duel, si tant est que vous eussiez été à même de tenir une épée.
— Il aurait été bien prétentieux de croiser le fer avec le premier homme de guerre de l’Europe, répondit calmement l’historiographe de la Ville.
— Point du tout, Bonamy. Je ne l’étais pas encore à l’époque, et vous oubliez le maréchal de Saxe.
— Seule la vraie gloire sait reconnaître sa sœur, déclara Noblecourt.
— Oh ! dit Richelieu, le jour de la bataille de Fontenoy, le maréchal était bouffi d’un grand remède destiné à purger une vérole opiniâtre et c’est bien le seul général d’armée que la gloire fit désenfler ; toute la maison du roi en fut témoin !
Ils trinquèrent en riant alors que surgissaient les desserts. Le maréchal trempa une cuillère parcimonieuse dans la redoute d’un blanc-manger qu’il arrosa d’une goutte de gelée.
— Je suis heureux de constater, mon cher Noblecourt, que vous en tenez fermement pour les vieilles traditions et que vous n’agacez pas vos fins de souper de ces salades à la crème ou de ces sultanes en sucre filé qui s’attachent aux dents ! Voyez ces insensés entichés de nouveautés qui me paraissent une bêtise amère et où toute chose est historiée au point qu’on n’y saurait démêler ce que l’on mange.
On entendit dans la rue le bruit d’un équipage.
— Mais il se fait tard et il n’est de bonne compagnie qui ne se rompe.
Il se frotta les mains d’un air gaillard.
— La nuit est encore jeune pour un Richelieu ! Mille grâces, Noblecourt, serviteur, monsieur Le Floch. Bonamy, voulez-vous profiter de mon carrosse, je vous déposerai ?
Bonamy s’inclina. Noblecourt saisit un flambeau à cinq branches que Nicolas lui prit aussitôt des mains, de crainte que son poids ne le fît trébucher. La procession raccompagna le maréchal duc jusqu’à la porte cochère où sa voiture avec un cocher et deux laquais attendait le vainqueur de Port-Mahon.
De retour dans ses appartements, Noblecourt s’affaissa dans une bergère. Il paraissait accablé. De longs gémissements se firent entendre ; ils ne dissipèrent pas sa morne méditation. Nicolas ouvrit la porte du cabinet de curiosités et, aussitôt, une pauvre forme hoquetante de reconnaissance se coula sur ses pieds.
— Mais que fait Cyrus enfermé ? dit Nicolas en prenant le chien dans ses bras.
— Le maréchal n’aime pas les chiens, ou plutôt il ne tolère pas les chiens des autres. Et quand je dis qu’il ne les tolère pas…
Noblecourt regarda Nicolas.
— Vous avez dû me trouver bien courtisan et je regrette le spectacle que je vous ai
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