Le fantôme de la rue Royale
le reste de mon temps comme un cautère universel que Dame Nature m’aurait fourni. Depuis, je n’ai eu que des indispositions.
— Les années passent sur vous comme l’eau sur l’ardoise. Il en est pas toujours de même des hommes de votre âge, reprit Noblecourt en soupirant. Je ne suis votre cadet que de quatre ans, et hélas…
— Mon cher, j’ai la faiblesse d’ajouter foi à une prédiction nourrie de l’examen des astres qui me fait mourir au mois de mars 49 . Comme César, je m’assombris à son approche mais, la limite franchie, je suis assuré d’avoir devant moi une année entière. C’est vous dire que je suis à l’apogée de mon cycle annuel !
Nicolas se décida à apparaître. Il reconnut dans le pétillant vieillard le maréchal duc de Richelieu. Il l’avait croisé bien des fois à Versailles où, premier gentilhomme de la Chambre, il faisait partie du cercle intime du roi. Le vieux procureur fit les présentations. Nicolas s’inclina devant le petit grand homme en habit bleu, au visage couvert de céruse et de rouge et à la perruque si poudrée que le moindre mouvement l’environnait d’un léger nuage. Dans la chaleur du cabinet, l’odeur des parfums, dont il était inondé, mélangée aux vapeurs des plats et des vins, tournait à l’écœurement.
— Ah ! le petit Ranreuil, dont le roi est si entiché et qui occupe son temps à aider le Sartine. Ravi de vous voir, monsieur, ravi.
Noblecourt, sans doute inquiet d’une réaction de Nicolas, s’empressa de reprendre la parole.
— Oui, il nous procure la sûreté, preuve de l’excellence de la meilleure police de l’Europe.
Il se tourna vers l’autre convive, un homme vêtu de noir auquel Nicolas n’avait guère prêté attention.
— Monsieur Bonamy, historiographe et bibliothécaire de la Ville et mon compain à la fabrique de la paroisse Saint-Eustache.
Le maréchal ricana.
— Et un ami du prévôt des marchands, mon compain chez les quarante de l’Académie française.
— Monseigneur, monsieur, je suis confus de l’honneur qui m’est fait, dit Nicolas, s’inclinant à nouveau.
— Foin de l’honneur ! s’exclama le maréchal. Prenez place, jeune homme, nous en sommes à la viande.
— Monseigneur, dit Noblecourt, m’a dépêché son cuisinier qui use d’une technique particulière pour traiter les viandes. Cela est très digeste.
— Faute d’être savoureux, ne craignez pas de le dire, ajouta le duc en riant.
— Monseigneur, reprit Noblecourt à l’intention de Nicolas, s’est fait confectionner une voiture qu’il appelle « sa dormeuse ». Il peut y reposer comme dans son lit, et comme il n’aime pas manger dans les auberges… non plus que chez ses amis… sa voiture est munie d’une cuisinière attachée sous elle, qui permet de faire cuire, au moyen de briques portées au rouge, fort doucettement les viandes. En vérité, monsieur le duc, on ne vit jamais homme qui a joui avec plus de recherche des commodités de la vie et s’est fait obéir plus ponctuellement que vous.
— Soit, soit, bougonna l’intéressé. Tout me réussit, tout m’obéit et chacun me cède. J’ai la faveur des petits appartements de Sa Majesté, mais moi qui fus page de son aïeul Louis le Grand, je n’ai jamais été admis au Conseil !
— Allons, vous, un héros, êtes au-dessus de ces vanités-là !
— Vanités, vanités, je voudrais vous y voir ! Vous n’y entendez rien, vous n’êtes qu’un robin.
Nicolas souffrit pour Noblecourt, qu’il dût avaler cette couleuvre, lui l’homme du monde le plus courtois et le plus généreux. Il savait le maréchal d’un orgueil sans bornes, ne résistant jamais à un mot, fût-il cruel et déplaisant pour ses amis. Chacun connaissait sa secrète ambition d’« être plus Richelieu que le grand Cardinal » et d’ajouter à sa propre gloire militaire le prestige de l’homme d’État en devenant principal ministre. Il poursuivait Choiseul d’une haine implacable, et le disait. Il avait poussé, tout en s’en défendant, la nouvelle favorite et compté que la haine de Choiseul envers les Anglais, conduirait le roi à ne pas le maintenir pour éviter une reprise des hostilités. Le vieux monarque était fatigué et encore sous le coup des désastres provoqués par la guerre de 1756. Autant d’éléments sur lesquels le maréchal ne cessait de tabler.
— Alors, reprit le duc, trop fin pour s’appesantir sur sa désagréable
Weitere Kostenlose Bücher