Le fantôme de la rue Royale
moyen pour les sœurs Galaine de se faire des ressources supplémentaires ? Ce n’était pas tant la nature du billet que sa date qui intriguait Nicolas. Le 31 mai 1770 était le lendemain de la catastrophe de la place Louis XV. Cela ouvrait bien des voies. Il recopia aussi le reçu, puis le recolla à sa place dans la commode en mouillant de salive le petit rond de pain à cacheter. Au fond du placard, il trouva une paire de chaussures de femme souillées, dont l’empreinte portait des taches de charbon ou de bois brûlé ainsi que de fins morceaux de paille. À laquelle des deux sœurs appartenaient-elles ? À Charlotte, l’aînée, ou à Camille, la cadette ? Sans raison apparente, la présence des fourmis lui revint à l’esprit. Il replongea sous le lit et en sortit des bandes étroites de lin souillées de traînées jaunâtres où couraient encore quelques insectes. Les ayant approchées de son nez, il eut un haut-le-cœur en respirant une forte odeur de lait tourné. Pourquoi les sœurs conservaient-elles ce chiffon souillé ? Cela éveilla pour lui une idée lointaine à laquelle il se promit de réfléchir. Il laissa le tout en place et sortit de la chambre.
Miette dormait toujours, elle n’avait pas bougé. Nicolas passa dans la chambre d’Élodie pour observer de la fenêtre la perspective de la rue Saint-Honoré qui s’emplissait de Parisiens endimanchés. Il vit ainsi revenir la famille Galaine. Leur deuil paraissait incongru sous ce soleil éclatant, mais ces règles étaient intangibles et impératives. Chacun connaissait dans la bourgeoisie boutiquière le strict protocole des tenues et des parures à réserver pour ces circonstances. Prendre ou non le bonnet d’étamine noire ou le fichu de gaze sombre participait de la bonne éducation. Seul le roi portait le deuil en violet, et la reine en blanc. Et encore, les Galaine, dans l’affolement d’un drame et en l’absence d’un corps toujours en dépôt à la Basse-Geôle, n’avaient pas arrêté les pendules, ni tendu de noir les meubles ni voilé les miroirs.
Il entendit bientôt le pas traînant de la cuisinière venue reprendre sa veille auprès du lit de la servante. Il en profita pour s’échapper un moment, car il lui restait une personne à interroger. Il l’entendit chantonner dans sa chambre, insensible à la tristesse ambiante. La petite Geneviève l’accueillit avec une moue qui la fit ressembler à son père. Assise sur un petit tabouret d’enfant elle tortillait une de ses boucles.
— Bonjour, mademoiselle, dit Nicolas.
— Je ne suis pas mademoiselle. Mademoiselle, c’était Élodie. Moi, c’est Geneviève. Et toi ?
— Nicolas. Vous étiez malade, je crois ?
— Oh ! oui. Mais pas comme Miette.
— Vous l’aimez bien, Miette ?
— Oui, mais elle pleure trop. J’aime pas Élodie.
— Ta cousine ? Et pourquoi ?
— Elle ne veut jamais jouer avec moi. Miette est très malade. Je crois que c’est à cause du monstre.
— Le monstre !
Elle s’approcha de lui et lui prit la main.
— Oui, le monstre qui l’a emmenée voir la fête.
— Où avez-vous pris cela ? Vous étiez malade et couchée.
— Non, non ! Je me suis levée, j’ai glissé sur le parquet, j’ai écouté et je sais tout. Je sais tout ! C’est comme cela. J’ai vu la Miette partir avec un monstre au visage blanc. Il avait un grand chapeau noir, et après, les autres…
— Quels autres ?
— Les mêmes.
— Vous voulez dire qu’ils sont revenus après être partis ?
Elle se mit à le frapper de ses petits poings.
— Non, non, tu ne comprends rien, il fallait compter…
Mme Galaine surgit à la porte.
— Que faites-vous à ma fille, monsieur ? demanda-t-elle sèchement. Non content d’imposer votre présence, vous torturez cette enfant !
— Je ne torture personne, madame. Je parlais à votre fille, et c’est une conversation que j’aurai à reprendre tôt ou tard, ne vous en déplaise.
Indifférente à ces éclats, Geneviève se mit à nouveau à chantonner les lèvres serrées, les yeux perdus dans le vague, sautillant d’un pied sur l’autre.
Nicolas considérait Mme Galaine. Le mystère de cette femme n’était pas le moindre de cette enquête. Elle était encore jeune, mais d’une beauté déjà voilée, comme troublée par l’expression d’une angoisse. D’où venait l’ombre qui pesait sur ce visage ? S’agissait-il de la conséquence d’un mariage mal assorti,
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