Le fantôme de la rue Royale
qu’il n’est pas nécessaire d’en fabriquer de factices. L’un des vices de votre raisonnement est de confondre les choses avec leurs caricatures, et la religion avec la superstition, si tant est que la religion…
Pour finir, ils trinquèrent en riant. Semacgus aurait tout le loisir d’examiner la patiente en attendant le retour de Nicolas qui sortit chercher une voiture afin de se rendre au couvent des Carmes déchaux, rue de Vaugirard. Mais en ce jour de fête, les familles se visitaient de quartier en quartier et les fiacres étaient rares. Il dut attendre un long moment, place du Palais-Royal devant le Château-d’Eau, entre les rues Fromenteau et Saint-Thomas-du Louvre, qu’un cocher voulût bien s’arrêter. Il eut tout loisir de considérer cet édifice à deux étages, avec son monumental porche ovale. Cette construction, au demeurant factice, servait de vis-à-vis en trompe-l’œil au Palais-Royal. Une plaisanterie parisienne consistait à envoyer un nouveau domestique, fraîchement émoulu de sa province, chercher une place chez le Suisse du Château d’eau. En réalité, le bâtiment dont la fonction correspondait à cette dénomination se trouvait sur le boulevard du Temple, face à la rue des Filles-du-Calvaire. Il comprenait quatre pompes actionnées par quatre chevaux relevés toutes les deux heures. Ces machines emplissaient un bassin et l’effet de chasse d’eau servait à nettoyer deux fois par semaine, le lundi et le jeudi, le grand égout entre la Bastille et l’ouest de la ville 67 , lieu où les immondices se déchargeaient en aval dans la Seine. Ces indications avaient été fournies à Nicolas par les services de la lieutenance générale de police en charge de la voirie.
Quand il arriva rue de Vaugirard, le grand office de Pentecôte était achevé. Il jeta un œil à l’intérieur de l’église, tout embrumée d’encens, en songeant au corps disloqué de la comtesse de Ruissec retrouvé au fond du puits des morts 68 . Désormais, ses souvenirs s’accrochaient trop souvent aux visages d’êtres disparus. Son travail consistait à apaiser les mânes irrités des victimes en retrouvant leurs meurtriers. Il reprit sans hésitation le chemin si souvent parcouru qui conduisait à l’apothicairerie. Depuis quelque temps, le père Grégoire vieillissait et il ne quittait plus son laboratoire, où il poursuivait ses études sur les simples, qu’à l’heure des offices réguliers. Par autorisation spéciale du prieur, il s’y était fait installer une couche où ses nuits d’insomnie se déroulaient en prières et en méditation. Nicolas pouvait être assuré de le trouver dans ce lieu, à l’écart de la vie du couvent.
Quand il entra dans la vaste salle voûtée, tout enveloppée de vapeurs et d’arômes, avec ses étranges cornues où clapotaient à petit feu des préparations et des mixtures dont les couleurs passaient du blanc opalescent au vert émeraude profond, il reconnut son vieil ami assoupi dans un grand fauteuil du dernier règne, recouvert d’une tapisserie représentant une forêt de fougères. Il fut frappé des changements opérés en peu de temps sur le visage du moine. Les effets de la maladie avaient comme décapé son visage plein, dégagé les méplats, à présent comme taillés à coups de serpe et faisaient ressortir le nez pincé, à l’arête aiguë. Du religieux replet de jadis, il ne restait plus aucune trace. Nicolas se trouvait en face d’un ascète et soudain la vérité du religieux apparaissait, transfigurée. Les mains croisées sur le devant de sa robe de bure, diaphanes et ivoirines, semblaient celles d’un gisant. Il priait sans doute plus qu’il ne dormait et, ayant senti une présence humaine, il ouvrit des yeux encore vifs qui s’adoucirent et se voilèrent quand il reconnut Nicolas.
— Mon fils, voilà bien le miracle de ce jour de gloire où le Seigneur appela l’esprit saint sur ses disciples. Le vieil homme reçoit ta visite !
Il leva la main droite et le bénit.
— Je n’ai plus beaucoup de temps à vivre, reprit-il. Chaque visite est une joie que Dieu m’accorde encore.
— Avez-vous consulté la Faculté ?
— Mon fils, la Faculté n’a rien à voir à cela, et chacun se termine. Les simples que j’ai toujours aimés me soutiennent et m’aident à attendre la fin. Je prie le Seigneur, s’il daigne m’en juger digne, de m’envoyer ses anges porter mon âme en paradis. Mais toi qui demeures dans
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