Le faucon du siam
nombre venaient de
Goa. Contrairement à celle de la plupart de ses voisins, cette demeure était
construite dans le style siamois : bâtie sur pilotis avec un toit triangulaire
et incurvé. Les maisons siamoises étaient d'ordinaire construites en planches
et en bambou — faciles à édifier et plus faciles encore à démonter si le
propriétaire voulait s'installer ailleurs. Mais celle-ci, outre ses dimensions
plus vastes, était en teck massif. Sa solidité et la qualité du bois
soulignaient dès l'abord la différence.
Phaulkon ôta ses sandales et gravit les marches jusqu'à
la porte d'entrée. Il avait toujours considéré comme une coutume extrêmement
civilisée de se déchausser avant d'entrer dans une maison — et surtout à la
saison des pluies, lorsque les moussons transformaient la terre en boue. Un
serviteur en livrée s'inclina sur le seuil et le fit entrer dans une
antichambre où étaient accrochés de nombreux crucifix en bois ; cette pièce, à
une extrémité, était fermée par un magnifique paravent laqué japonais.
Mestre Phanik vint l'accueillir, jovial comme
toujours, son visage rond de Japonais, avec un rien d'Européen, s'illuminant à
la vue de son ami. Son histoire avait quelque chose de miraculeux : Phaulkon
l'avait entendue des lèvres mêmes de Phanik. Un de ses ancêtres avait été le
premier Japonais à être baptisé par saint François, au Japon, en 1549. Dans la
vague de xénophobie qui avait déferlé peu après sur le pays, on avait brûlé sur
le bûcher des milliers de convertis au christianisme. Mais le courage avec
lequel ces martyrs, parmi lesquels l'arrière-arrièn grand-père de Phanik,
avaient péri, refusant jusqu'à la mort de renier leur foi récente, n'avait eu
pour effet que de susciter de nouvelles conversions.
Après ledit de l'empereur, en 1614, qui bannissait du
Japon tous les chrétiens et prononçait la confiscation de leurs biens, ses
grands-parents avaient été déportés à Nagasaki. Dans un pays où les braves
s'éventraient eux-mêmes dans un suicide rituel, le supplice en public d'hommes
et de femmes qui refusaient le repentir provoqua un mouvement de compassion en
faveur des victimes et l'empereur fut contraint de revenir à une politique
moins spectaculaire. On décréta donc que tous les bannis allaient être cousus
dans des sacs absolument semblables à ceux des cargaisons de riz. Ainsi empêchés
de hara i-guer la population, ils furent emmenés jusqu'au pcrt le plus proche.
Les grands-parents de Phanik avaient été expulsés de Nagasaki et, après un
séjour en Chi îe sur lequel on ne savait pas grand-chose, ils étaient venus
s'installer au Siam. Depuis lors, la famille avait pratiqué le commerce avec
l'Extrême-Orient. La pe:.te avait frappé le frère de Phanik quand sa fi île
Marianne n'avait que deux ans : Phanik l'avait adoptée et
avait demandé aux jésuites portugais de la baptiser. On lui avait donné un
prénom portugais et, étant donné la remarquable histoire de la famille, les
jésuites avaient adouci leurs règles et l'avaient élevée — elle, une fille —
selon les Saintes Écritures. Phaulkon ne l'avait rencontrée que brièvement
quand elle était venue en vacances du couvent. Mais elle lui avait laissé le
souvenir d'une enfant pleine de vie et qui savait ce qu'elle voulait.
« Senhor Constant, que prazer, s'exclama mestre Phanik en serrant avec fougue son ami dans ses bras. Tudo bom ?
— Tudo bom », répondit Phaulkon en portugais. Il
avait beaucoup d'affection pour le chaleureux homme et le plus grand respect
pour son intelligence. Pendant son absence, il avait regretté le visage jovial
qui lui rappelait toujours une lune dessinée par des enfants : un cercle
presque imberbe, avec des yeux souriants, des oreilles fort développées et un
nez aplati. Phanik avait une quarantaine d'années, dix bonnes années de plus
que Phaulkon.
« Quel heureux hasard que vous soyez de retour ! J'ai
envoyé par trois fois un messager chez vous. Comme vous m'avez manqué! Mais
venez par ici, amigo, il faut que vous rencontriez certains de mes amis.
Oh, mais non, laissez-moi d'abord vous conduire auprès de Maria. C'est elle,
l'héroïne de la fête : vous ne devez parler à personne d'autre avant elle,
sinon je vais avoir des ennuis. Elle n'a cessé de me demander de vos nouvelles.
"Va-t-il venir? Crois-tu qu'il viendra?" fit-il en l'imitant. Elle
prétend que vous êtes le seul homme qui ne l'ennuie pas. Et c'est à
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