Le faucon du siam
Siam, Excellence.
— Vous distribuez votre loyauté avec beaucoup de
libéralité, monsieur Forcone. D'abord c'est la Grèce, puis l'Angleterre, et
voilà maintenant que c'est le Siam.
— Excellence, j'avais neuf ans quand j'ai quitté la
Grèce. Ce n'était pas une question de loyauté. Je voulais voir le monde et
c'était l'Angleterre qui détenait les navires.
— Et que détient donc aujourd'hui le Siam?
— Il offre les mêmes possibilités et exerce une
forte emprise sur mon cœur, Excellence. On peut assurément estimer un autre
pays sans être pour autant qualifié de déloyal. » Il marqua un temps. « Est-ce
que le Seigneur de la Vie, Sa Grande Majesté de Siam en personne, ne garde pas
dans son cœur une place toute particulière pour Louis, le roi français ? »
Frémissant, Phaulkon observa le Barcalon. Il jouait un
jeu dangereux, il le savait. Et cette fois, incontes-tablement, il vit le
Barcalon tressaillir. Un moment s'écoula avant que le potentat reprît la
parole.
« Vous êtes un homme extrêmement persuasif, monsieur
Forcone. En vérité, je préférerais vous avoir à mes côtés plutôt que d'être
obligé de vous exécuter.
— Je... je ne vous suis pas, Excellence. »
Le Barcalon l'examina en silence. Puis lentement il
égrena les mots. « Avant de mourir, votre ami, le capitaine Alvarez, s'est
montré très bavard. »
Phaulkon pâlit. Mon Dieu, Alvarez! Le pauvre diable!
Voilà un élément dont il n'avait pas tenu compte. Phaulkon s'était rendu chez
lui trois jours seulement après avoir entendu raconter que le capitaine avait
échappé aux griffes de la reine de Pattani : mais, à en croire ses serviteurs,
le capitaine n'avait fait qu'une brève halte et il avait disparu de nouveau. On
ignorait où il était allé. Phaulkon avait supposé qu'il se cachait ou qu'il
était encore avec une femme, comme d'habitude. Mais si les Siamois l'avaient
pris et interrogé...
Phaulkon se rendait compte que le Barcalon l'observait
d'un regard d'aigle.
« Avant de vous accuser vous-même davantage, monsieur
Forcone, je dois vous aviser que mes espions ont confirmé la présence récente à Pattani du capitaine Alvarez.
Il vivait, dirons-nous, dans l'intimité de la reine au palais. À son retour à Ayuthia, des gardes ont été
envoyés pour l'interroger chez lui. Quand nous l'avons arrêté, il a commencé
par tout nier. Mais, au cours de l'interrogatoire, sa langue s'est vite déliée.
« La vente des canons — il y en avait cinq en effet,
monsieur Forcone — vous aurait évidemment rapporté une petite fortune. Cela
valait bien le risque d'être pris, à mon avis. Je regrette seulement que nos
questionneurs aient fait montre... d'un excès de zèle dans leur tâche : le
capitaine Alvarez a succombé avant la fin de l'entretien. J'aurais aimé vous
faire entendre de ses lèvres ses aveux. Même si, avec le seul filet de langue
qui lui restait pour articuler les mots, son élocution n'était pas parfaite.
Les questionneurs ont maintenant hâte de vous rencontrer, monsieur Forcone,
afin de compléter leurs dossiers sur le sujet. »
Phaulkon eut comme une nausée. Pauvre Alvarez, il
imaginait sans peine ce qu'on lui avait fait subir. Il tenta un ultime effort
pour maîtriser sa voix. Maintenant, c'était tout ou rien.
« Ce que vos questionneurs n'ont pas réussi à arracher au
capitaine Alvarez, Excellence — pour la simple raison qu'il n'en savait rien —,
c'est que, si la Compagnie anglaise souhaitait vendre les canons à la reine
rebelle, c'était dans le but de se procurer assez d'argent pour acheter à votre
Trésor une cargaison de marchandises. Afin de les expédier en Perse. » Phaulkon
prit soudain un ton agressif. « Pour montrer à Votre Excellence comment les
Maures vous dépouillent. »
Le Barcalon tressaillit. « Votre insolence est sans
bornes, monsieur Forcone. Mais je dois admirer votre courage devant
l'adversité.
— Puissant Seigneur, vous pouvez me torturer et
m'exécuter, mais cela ne changera pas la vérité. Il est exact que la reine
devait nous acheter les canons pour une somme importante. Cependant, Alvarez ne
savait rien de nos autres mobiles. Par exemple, ce qui impliquait les
Hollandais. C'était un Portugais, un étranger pour les Anglais. Il ne faisait
que percevoir une commission sur la vente de quelques canons. »
Phaulkon remerciait sa bonne étoile de lui avoir fait
prendre la précaution de ne pas raconter toute l'histoire à Alvarez.
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