Le faucon du siam
Le
capitaine ignorait tout de la provenance des canons. Il savait seulement qu'ils
étaient à vendre pour une grosse somme.
Le Barcalon dévisagea Phaulkon. « Votre récit, monsieur
Forcone, a commencé par la livraison des canons à Pattani au nom des
Hollandais. Nous en sommes arrivés à une vente à Pattani dont les profits
iraient aux Anglais. Vous piquez ma curiosité. Où allons-nous maintenant ?
— Vous connaissez toute la vérité, Excellence. Nous
comptions tout à la fois tirer de l'argent de la vente et compromettre les
Hollandais. » Mestre Phanik avait raison, reconnut Phaulkon avec
amertume. Ce rusé Barcalon lui avait lentement arraché la vérité jusqu'au
moment où il en était arrivé à tourner pratiquement en rond.
Le Barcalon hocha la tête, comme devant un élève
indocile.
« Monsieur Forcone, je vous en prie. Si les Hollandais
avaient conclu précédemment des arrangements avec la reine de Pattani pour lui
faire don des canons, pourquoi irait-elle les payer aux Anglais? »
Phaulkon s'était préparé à tout cela et il avait répété
soigneusement ses réponses. « Nous avions rédigé une fausse lettre de la
Compagnie hollandaise demandant à la reine d'effectuer le paiement à une tierce
personne : Alvarez. Il vivait... il était dans l'intimité de la reine,
Excellence. Elle n'aurait jamais mis en doute sa requête. Je parle et j'écris
couramment le hollandais.
— Je le sais fort bien, monsieur Forcone. Cela
figure dans le rapport du gouverneur. Combien de langues parlez-vous, au fait?
— Sept couramment, Excellence. Et cinq autres
suffisamment bien.
— Possédez-vous des notions de comptabilité ? »
Phaulkon sentit monter en lui un vague espoir. Le
Barcalon n'aurait guère besoin de ce genre de
renseignement pour l'envoyer à la mort.
« Certainement, Puissant Seigneur. Pendant deux ans, j'ai
été chargé de tenir les comptes à la factorerie anglaise de Bantam. J'étais
tout à la fois magasinier et responsable de l'inventaire. » Pourquoi ces
questions si on n'allait pas lui accorder un sursis?
« Et vous sauriez examiner et vérifier les comptes aussi
bien en siamois qu'en malais?
— Certainement, Puissant Seigneur, et dans cinq
autres langues aussi. »
Phaulkon sentit son cœur se serrer : peut-être le
Barcalon jouait-il avec lui au chat et à la souris, peut-être était-ce sa façon
de le punir. Il ne le berçait de ce dernier espoir que pour mieux l'écraser en
lui annonçant sa sentence.
« Vous comprenez, monsieur Forcone, notre société est une
société agricole. Notre peuple n'a ni la tête ni le cœur à se lancer dans des
entreprises commerciales. C'est pourquoi nous avons des étrangers, des Maures
pour la plupart, qui occupent un certain nombre de postes administratifs. »
Les pensées de Phaulkon commençaient à errer en tous sens
et il lui fallut un grand effort pour se concentrer sur les propos du Barcalon.
« Mais sont-ils de fidèles serviteurs de Sa Majesté votre
roi ? » demanda-t-il.
Un sourire narquois plissa les lèvres du Barcalon.
« Disons qu'ils le sont, à peu près dans la même mesure
où les employés de votre Compagnie des Indes orientales sont de loyaux
serviteurs de votre roi anglais. »
La pièce commença à tourner autour de lui. Il ne fallait
à aucun prix s'évanouir, se dit Phaulkon, tandis qu'un terrible vertige le
prenait.
Le Barcalon examina longuement Phaulkon. Le rusé farang
était toujours prosterné. Il supportait étonnamment bien l'interrogatoire, avec
constance et assurance. Un homme remarquable, se dit le Barcalon. Il se
rappelait les points essentiels du dossier de Phaulkon : trois mois passés dans
un temple à étudier non seulement les écritures mais également le siamois
royal. Stupéfiant! Où voulait-il en venir? Le Siam pourrait-il dompter une
force pareille et l'utiliser à son profit? Après tout, l'homme était capable de
traiter dans leur langue maternelle avec la plupart des grandes nations
commerciales dont les navires faisaient escale au Siam. À condition,
évidemment, que l'on pût compter sur sa loyauté. C'était là que résidait le
problème. Jusqu'à quel point fallait-il se fier à un homme pareil ? À n'en pas
douter, il voulait s'enrichir. Mais ses projets pour le Siam, une fois
convenablement adaptés et surveillés, pourraient fort bien réussir. D'ailleurs,
il fallait agir vite. La menace hollandaise était réelle et imminente. Les
Maures commençaient à enfler
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