Le faucon du siam
honorable
Compagnie. »
Fasciné par la vue de la pièce de monnaie, le mendiant
fit un sourire édenté à George et s'éloigna en sautillant au milieu d'un groupe
d'enfants nus qui s'aspergeaient avec l'eau des mares en poussant des cris
ravis.
« Le roi de Siam a donc invité les Anglais à ouvrir une
factorerie à Avuthia, dit Phaulkon, impatient de reprendre la conversation.
Mais comment quelques marchands pourraient-ils résister à la menace hollandaise
?
— Il ne s'agit pas seulement d'une poignée de marchands,
mon garçon. C'est un symbole : ces quelques marchands au Siam seront comme le
bout des doigts du long bras de Sa Majesté le roi Charles d'Angleterre,
puisse-t-il régner longtemps. » George cligna de l'œil. « Malgré le perfide
comportement de certains de ses employés, la Compagnie représente bel et bien
le bon roi Charlie et quiconque s'en prend à elle ne doit pas l'oublier. »
La Compagnie, songea Phaulkon. Si vaste que nul ne se
donnait la peine d'utiliser son nom complet : la Compagnie anglaise des Indes
orientales, le plus puissant monopole commercial jamais créé. En 1661, le roi
Charles II en avait rédigé la dernière charte. Voilà dix ans, Phaulkon l'avait
apprise par cœur : c'était une lecture obligatoire pour tous les employés.
Nous, Charles II, par la grâce de Dieu roi
d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande, avons concédé à la Compagnie de marchands
faisant commerce dans les Indes orientales, à eux et à leurs successeurs, le
privilège seul et entier de faire affaire et le seul usage de la liberté et
privilège de négocier avec les Indes orientales. Et à tous nos autres sujets,
en vertu de notre prérogative royale, nous interdisons de se rendre dans les
Indes orientales et d'y commercer...
Imposer des édits royaux dans les eaux de l'Asie du xvii e siècle était plus facile à dire qu'à faire : une foule de marchands, plus
flibustiers que gentlemen, sillonnaient les eaux de la Perse jusqu'au Japon,
attirés par l'appât de bénéfices substantiels et prêts à se remplir les poches
comme celles de Sa Majesté britannique. Les directeurs de la Compagnie
eux-mêmes, bien installés dans leurs bureaux de Madras sur la côte orientale de
l'Inde — et loin des regards de Londres —, négligeaient parfois le règlement et
commerçaient pour leur propre compte, tout en qualifiant d'intrus le
commun des mortels qui s'aventurait à en faire autant.
« La Compagnie va-t-elle vraiment ouvrir un comptoir au
Siam ? » demanda Phaulkon, le cœur battant.
D'un geste, George lui imposa le silence. « J'y arrive.
Pas tant d'impatience, mon garçon. Vous autres, Méditerranéens, il faut que
vous appreniez à vous maîtriser. » Il secoua la tête d'un air accablé. « Quand
je pense à toutes les années que j'ai passées à tenter de faire de toi un
véritable Anglais. » George avait l'expression d'un professeur que son élève
préféré vient de décevoir, et Phaulkon sentait bien qu'il s'amusait. « Savoir
se contrôler, mon garçon, est essentiel pour se débrouiller au Siam. Tu ne dois
pas crier, ni fulminer ni tempêter, Dieu me pardonne, ni même élever le ton. Tu
dois sourire chaque fois que tu es furieux, blessé ou embarrassé et ravaler ta
déception. Ne laisse jamais autrui connaître tes sentiments. En toute occasion,
tu dois manifester de la courtoisie — et davantage encore.
« Il faudra que tu désapprennes tout ce que tu as jamais
appris, que tu repartes de zéro comme un nouveau-né. » George se pencha en
avant. « Tiens, quand j'étais là-bas, j'ai vu un pauvre diable fouetté presque
à mort sur la place publique. À peine s''était-il remis, par la grâce de Dieu,
qu'il a envoyé un somptueux présent à Sa Majesté pour la remercier de lui avoir
montré ses fautes et d'avoir ordonné son châtiment. Le malheureux n'avait
jamais poussé un cri, car ç'aurait été protester contre l'équité de la sentence
qui l'avait frappé et cela lui aurait valu double punition. » George s'arrêta
et soupira. « Ah, les bruits et les odeurs de l'Asie! Comme ils vont me manquer
en Angleterre. »
Et comme vous allez me manquer, songea Phaulkon. Car, au
fond de son cœur, il savait qu'une fois George de retour à Londres, il serait
trop vieux pour revenir. La vie sans lui ne serait plus jamais la même.
Le vieil homme avait été un père pour Phaulkon : le père
qu'il n'avait pas eu depuis le jour où il s'était embarqué comme passager
clandestin sur ce
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