Le feu de satan
templiers. Des hommes comme frère Odo et Sir Guido étaient de vrais chevaliers de la Croix, mais que vos yeux se dessillent, pour l’amour de Dieu : la gangrène menace l’ordre. Êtes-vous au courant des bruits et des accusations de sodomie ?
Le templier lui décocha un regard noir.
— Pas de sermons, Corbett. Je peux citer des évêques pourvus de maîtresses, des ecclésiastiques qui fréquentent les filles publiques et de nobles chevaliers attirés par les jeunes pages. Bien sûr que certains frères succombent au péché de chair, comme vous ou moi ! lança-t-il, acerbe.
Et ces assassinats ? Pouvez-vous les expliquer, Monseigneur ? Pourquoi les menaces de mort envoyées par un templier seraient-elles rédigées comme celles du Vieux de la Montagne ? L’un ou plusieurs d’entre vous seraient-ils devenus des apostats, des Assassins ? Quel rapport entretient le Temple avec cette secte ?
Molay se rencogna sur son siège et joua avec un petit couteau à fine lame, servant à racler les parchemins.
— Pendant deux siècles, les templiers ont protégé les Lieux saints. Ils ont bâti des forteresses. Ils s’y sont établis. Ils y ont vécu en paix avec les habitants. Ce n’est pas parce qu’un homme vénère Allah et vous affronte au combat que vous ne pouvez pas, la paix venue, vous asseoir à sa table et échanger présents, idées et faveurs.
— Même avec les Assassins ?
— Même avec eux. Ils contrôlent des routes caravanières, certains territoires relèvent de leur juridiction. Comme d’autres, ils se laissent amadouer par les espèces sonnantes et trébuchantes.
— Votre ordre a donc eu affaire avec eux ?
— Oui, et j’ajouterai même que Sir Bartholomew Baddlesmere et Sir William Symmes ont fait partie d’une ambassade au Nid d’Aigle, où ils furent reçus par le Vieux de la Montagne.
— Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ?
— Je n’en voyais pas l’utilité, rétorqua Molay d’un ton impatient. Ils ont admiré la splendeur des jardins, bu des sorbets glacés et écouté les discours du cheikh. Oui, ils ont été ses invités, mais cela n’en fait pas des apostats. Les Assassins ne sont pas nos ennemis.
— Qui, alors ?
— Les princes de la chrétienté. Ils voient nos manoirs, nos granges, nos greniers, nos troupeaux innombrables et nos champs fertiles. Les richesses du Temple à Paris, Londres, Cologne, Rome et Avignon aiguisent leur appétit. Que font donc les templiers, se demandent-ils ? À quoi leur servent toute cette puissance et cette opulence ? Ces fonds ne seraient-ils pas mieux employés autrement ?
— Vous n’avez, donc, aucune idée de l’identité de l’assassin ? insista Corbett.
— Pas plus que vous, Sir Hugh.
Molay repoussa le parchemin et prit une lettre.
— J’envoie un message au roi.
Corbett approuva.
— Je vais solliciter l’autorisation de retourner en France.
Il s’appuya sur la table et foudroya le magistrat du regard.
— Voilà un bon sujet de méditation, Sir Hugh : moi, grand maître du principal ordre chrétien de chevalerie, dois mendier la permission de revenir dans ma patrie et offrir de l’argent comme garantie de ma bonne conduite !
Ses traits se crispèrent de fureur.
— Que Dieu me pardonne, Sir Hugh, mais cette humiliation pousserait un saint à rêver de vengeance !
Quelques heures plus tard, dans les bois dominant le lac, Sagittarius était assis sur un tronc d’arbre. Il arrachait distraitement lichen et mousse, en regardant son épée enfoncée dans le sol, devant lui. Il contempla la croix gravée sur la garde et ses traits se durcirent. Il se balança d’avant en arrière. Son maître – ou du moins son nouveau maître – avait raison : l’ordre n’en avait plus pour longtemps. À quoi bon persévérer ? Il scruta la berge opposée du lac et pensa à frère Odo.
— Je regrette de tout mon coeur, chuchota-t-il.
Oui, il regrettait vraiment que le vieillard ait dû périr, mais son excellente mémoire et son esprit curieux représentaient un danger certain. Sagittarius s’humecta les lèvres en se rappelant le tonnelet de bordeaux apporté par Corbett. Il l’avait vu mis en perce et avait remarqué le sceau rouge, rond comme une pièce de monnaie, sur lequel était fièrement gravée la marque du marchand ainsi que l’année : 1292. Ce vin savoureux avant du corps. Peut-être possèderait-il, un jour, de telles richesses et serait-il capable
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