Le Feu (Journal d'une Escouade)
chaise qu'on n'voyait pas d'ssous, avec son bide énorme et son immense képi, encerclé de galons du haut en bas, comme un tonneau. Il était dur pour le griffeton. Il s'appelait Lœb – un Boche, quoi.
– J'l'ai connu ! s'écria Paradis. Quand la guerre elle s'est produit, il a été déclaré inapte au service armé, naturellement. Pendant que je faisais ma période, i' savait déjà s'embusquer, mais c'était à tous les coins de rue pour te poisser : un jour d'prison, i' t'collait par bouton non boutonné, et i' t'en f'sait par-dessus le marché quinze grammes devant tout le monde si t'avais un p'tit quéqu'chose dans la mise qui bichait pas avec le règlement – et le monde rigolait : lui croyait que c'était d'toi, mais toi tu savais qu'c'était d'lui ; mais t'avais beau l'savoir, t'étais bon jusqu'au trognon pour la tôle.
– Il avait une femme, reprend Tirette. C'te vieille…
– J'm'en rappelle aussi, exclama Paradis, tu parles d'un choléra !
– Y en a qui traînent un roquet, lui, i' traînait partout c'te poison qu'était jaune, tu sais, comme y a d'ces pommes, avec des hanches de sac à brosse, et l'air mauvais. C'est elle qui excitait c'vieux nœud contre nous : sans elle, il était plus bête que méchant, mais du coup qu'elle était là, i' d'venait plus méchant qu'bête. Alors, tu parles si ça bardait…
À ce moment, Marthereau qui dormait près de l'entrée se réveille dans un vague gémissement. Il se redresse, assis sur sa paille comme un prisonnier, et on voit sa silhouette barbue se profiler en ombre chinoise et son œil rond qui roule, qui tourne, dans la pénombre. Il regarde ce qu'il vient de rêver.
Puis, il passe sa main sur ses yeux et, comme si cela avait un rapport avec son rêve, il évoque la vision de la nuit où l'on est monté aux tranchées.
– Tout de même, dit-il d'une voix embarrassée de sommeil et de songe, y en avait du vent dans les voiles cette nuit-là ! Ah ! quelle nuit ! Toutes ces troupes, des compagnies, des régiments entiers qui hurlaient et chantaient en montant tout le long de la route ! On voyait dans l'clair de l'ombre le fouillis des poilus qui montaient, qui montaient – t'aurais dit d'l'eau d'la mer – et gesticulaient à travers tous les convois d'artillerie et d'autos d'ambulance qu'on a croisés cette nuit-là. Jamais j'en avais tant vu, d'convois dans la nuit, jamais !
Puis il s'assène un coup de poing sur la poitrine, se rassoit d'aplomb, grogne, et ne dit plus rien.
La voix de Blaire s'élève, traduisant la hantise qui veille au fond des hommes :
– Il est quatre heures. C'est trop tard pour qu'il y ait aujourd'hui quelque chose de notre côté.
Un des joueurs, dans l'autre coin, en interpelle un autre en glapissant :
– Ben quoi ? Tu joues ou tu n'joues-t'i' pas, face de ver ?
Tirette continue l'histoire de son commandant :
– Voilà-t-i' pas qu'un jour, on nous avait servi à la caserne de la soupe au suif. Mon vieux, une infestion. Alors un bonhomme demande à parler au capitaine et lui porte sa gamelle sous l'nez.
– Espèce ed'pied, exclame-t-on dans l'autre coin, très en colère, pourquoi qu't'as pas joué atout, alors ?
– « Ah, zut alors ! que dit l'capiston. Ôtez-moi ça d'mon nez. Ça empeste positivement. »
– C'était pas mon jeu, chevrote une voix mécontente, mais mal assurée.
– Et l'pitaine fait un rapport au commandant. Mais v'là que l'commandant, furieux, i' s'aboule, en s'couant le rapport dans sa patte : « De quoi, qu'i' dit, où elle est c'te soupe qui fait cette révolte, que j'y goûte ? » On y en apporte dans une gamelle propre. I' r'nifle. « Ben quoi, qu'i' dit, ça sent bon ! On vous en foutra, d'la soupe riche comme ça !… »
– Pas ton jeu ! Pisqu'il était maître, lui. Sabot ! volaille ! C'est malheureux, t'sais.
– Or, à cinq heures, à la sortie d'la caserne, mes deux phénomènes se raboulent et s'plantent devant les biffins qui sortent, en essayant de voir s'ils n'avaient pas quelque chose qui collochait pas, et i' disait : « Ah ! mes gaillards, vous avez voulu vous payer ma tête en vous plaignant d'une soupe excellente que j'm'ai régalé, et la commandante aussi, attendez voir un peu si j'vais vous rater… Eh ! là-bas, l'homme aux cheveux longs, l'grand artiste, v'nez donc un peu ici ! » Et pendant que l'rossard i' parlait comme ça, la rossinante, droite, raide comme un piquet, faisait : oui, oui, de la
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