Le Feu (Journal d'une Escouade)
deuxième ligne, sont peuplés. Au seuil de leurs abris où pend et bat une peau de bête, ou une toile grise, des hommes accroupis, hirsutes, nous regardent passer d'un œil atone, comme s'ils ne regardaient rien. Hors d'autres toiles, tirées jusqu'au bas, sortent des pieds et des ronflements.
– Nom de Dieu ! C'que c'est long ! commence-t-on à grogner parmi les marcheurs.
Un remous, un refoulement.
– Halte !
Il faut s'arrêter pour en laisser passer d'autres. On s'amoncelle en vitupérant, sur les côtés fuyants de la tranchée. C'est une compagnie de mitrailleurs avec ses étranges fardeaux.
Ça n'en finit plus. Ces longues pauses sont harassantes. Les muscles commencent à tirer. Le piétinement prolongé nous écrase.
À peine s'est-on remis en marche qu'il faut reculer jusqu'à un boyau de dégagement pour laisser passer la relève des téléphonistes. On recule, comme un bétail malaisé.
On repart plus lourdement.
– Attention au fil !
Le fil téléphonique ondoie au-dessus de la tranchée qu'il traverse par places entre deux piquets. Quand il n'est pas assez tendu et que sa courbe plonge dans le creux, il accroche les fusils des hommes qui passent, et les hommes pris se débattent, et déblatèrent contre les téléphonistes qui ne savent jamais attacher leurs ficelles.
Puis, comme l'enchevêtrement fléchissant des fils précieux augmente, on suspend le fusil à l'épaule la crosse en l'air, on porte les pelles tête basse, et on avance en pliant les épaules.
Un soudain ralentissement s'impose à la marche. On n'avance plus que pas à pas, emboîtés les uns dans les autres. La tête de la colonne doit être engagée dans une passe difficile.
On arrive à l'endroit : une déclivité du sol mène à une fissure qui bée. C'est le Boyau Couvert. Les autres ont disparu par cette espèce de porte basse.
– Alors, faut entrer dans c'boudin ?
Chacun hésite avant de s'engloutir dans la mince ténèbre souterraine. C'est la somme de ces hésitations et de ces lenteurs qui se répercute dans les tronçons d'arrière de la colonne, en flottements, en engorgements avec parfois des freinages brusques.
Dès les premiers pas dans le Boyau Couvert, une lourde obscurité nous tombe dessus et, un à un, nous sépare. Une odeur de caveau moisi et de marécage nous pénètre. On distingue au plafond de ce couloir terreux qui nous absorbe, quelques rais et trous de pâleur : les interstices et les déchirures des planches du dessus ; des filets d'eau en tombent par places, abondamment, et, malgré les précautions tâtonnantes, on trébuche sur des amoncellements de bois ; on heurte, de flanc, la vague présence verticale des madriers d'étai.
L'atmosphère de cet interminable passage clos trépide sourdement : c'est la machine au projecteur qui y est installée et devant laquelle on va passer.
Au bout d'un quart d'heure qu'on tâtonne, noyés là-dedans, quelqu'un, excédé d'ombre et d'eau, et las de se cogner à de l'inconnu, grogne :
– Tant pis, j'allume !
Une lampe électrique fait jaillir son point éblouissant. Aussitôt, on entend hurler le sergent :
– Vingt dieux ! Quel est l'abruti complètement qui allume ! T'es pas dingo ? Tu n'vois donc pas qu'ça s'voit, galeux, à travers l'parquet !
La lampe électrique, après avoir éveillé, dans son cône lumineux, de sombres parois suintantes, rentre dans la nuit.
– C'est rare que ça s'voit, gouaille l'homme, on n'est pas en première ligne, tout de même !
– Ah ! ça s'voît pas !…
Et le sergent qui, inséré dans la file, continue à se porter en avant, et, on le devine, se retourne en marchant, entreprend une explication heurtée.
– Espèce d'nœud, bon Dieu d'acrobate…
Mais, soudain, il brame à nouveau :
– Encore un qui fume ! Sacré bordel !
Il veut s'arrêter cette fois, mais il a beau se cabrer et se cramponner en ahanant, il est obligé de suivre le mouvement, précipitamment, et il est emporté avec les vociférations rentrées qui le dévorent, tandis que la cigarette, cause de sa fureur, disparaît en silence.
Le tapement saccadé de la machine s'accentue, et une chaleur s'épaissit autour de nous. À mesure qu'on avance, l'air tassé du boyau en vibre de plus en plus. Bientôt, la trépidation du moteur nous martèle les oreilles et nous secoue tout entiers. La chaleur augmente : c'est comme un souffle de bête qui nous vient à la face. Nous descendons vers l'agitation
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