Le Feu (Journal d'une Escouade)
de quelque infernale officine, par la voie de cette fosse ensevelie, dont une rambleur rouge sombre, où s'ébauchent nos massives ombres, courbées, commence à empourprer les parois.
Dans un crescendo diabolique de vacarme, de vent chaud et de lueurs, on roule vers la fournaise. On est assourdis. On dirait maintenant que c'est le moteur qui se jette à travers la galerie, à notre rencontre, comme une motocyclette effrénée, et qui approche vertigineusement avec son phare et son écrasement.
On passe, à demi aveuglés, brûlés, devant le foyer rouge et le moteur noir, dont le volant ronfle comme l'ouragan. On a à peine le temps de voir là des remuements d'hommes. On ferme les yeux, on est suffoqués au contact de cette haleine incandescente et tapageuse.
Ensuite, le bruit et la chaleur s'acharnent en arrière de nous et s'affaiblissent… Et mon voisin ronchonne dans sa barbe :
– Et c't'idiot-là qui disait qu'ma lampe, ça s'voyait !
Voici l'air libre ! Le ciel est bleu très foncé, de la couleur à peine délayée de la terre. La pluie donne de plus belle. On marche péniblement dans ces masses limoneuses. Tout le soulier s'enfonce et c'est une meurtrissure aiguë de fatigue pour retirer le pied chaque fois. On n'y voit guère dans la nuit. On voit cependant, à la sortie du trou, un désordre de poutres qui se débattent dans la tranchée élargie : quelque abri démoli.
Un projecteur arrête en ce moment sur nous son grand bras articulé et féerique, qui se promenait dans l'infini – et on découvre que l'emmêlement de poutres déracinées et enfoncées, et de charpentes cassées, est peuplé de soldats morts. Tout près de moi, une tête a été rattachée à un corps agenouillé, avec un vague lien, et lui pend sur le dos : sur la joue une plaque noire dentelée de gouttes caillées. Un autre corps entoure de ses bras un piquet et n'est qu'à moitié tombé. Un autre, couché en cercle, déculotté par l'obus, montre son ventre et ses reins blafards. Un autre, étendu au bord du tas, laisse traîner sa main sur le passage. Dans cet endroit où l'on ne passe que la nuit car la tranchée, comblée là par l'éboulement, est inaccessible le jour – tout le monde marche sur cette main. À la lumière du projecteur, je l'ai bien vue, squelettique, usée vague nageoire atrophiée.
La pluie fait rage. Son bruit de ruissellement domine tout. C'est une désolation affreuse. On la sent sur la peau ; elle nous dénude. On s'engage dans le boyau découvert, tandis que la nuit et l'orage reprennent à eux seuls, et brassent cette mêlée de morts échoués et cramponnés sur ce carré de terre comme sur un radeau.
Le vent glace sur nos figures les larmes de la sueur. Il est près de minuit. Voilà six heures qu'on marche dans la pesanteur grandissante de la boue.
C'est l'heure où, dans les théâtres de Paris, constellés de lustres et fleuris de lampes, emplis de fièvre luxueuse, de frémissements de toilettes, de la chaleur des fêtes, une multitude encensée, rayonnante, parle, rit, sourit, applaudit, s'épanouit, se sent doucement remuée par les émotions ingénieusement graduées que lui a présentées la comédie, ou s'étale, satisfaite de la splendeur et de la richesse des apothéoses militaires qui bondent la scène du music-hall.
– Arrivera-t-on ? Nom de Dieu, arrivera-t-on jamais ?
Un geignement s'exhale de la longue théorie qui cahote dans les fentes de la terre, portant le fusil, portant la pelle ou la pioche sous l'averse sans fin. On marche ; on marche. La fatigue nous enivre et nous jette d'un côté, puis d'un autre : alourdis et détrempés, nous frappons de l'épaule la terre mouillée comme nous.
– Halte !
– On est arrivés ?
– Ah ben ouiche, arrivés !
Pour le moment, une forte reculade se dessine et nous entraîne, parmi laquelle une rumeur court :
– On s'est perdus.
La vérité se fait jour dans la confusion de la horde errante : on a fait fausse route à quelque embranchement, et maintenant, c'est le diable pour retrouver la bonne voie.
Bien plus, le bruit arrive, de bouche en bouche, que derrière nous est une compagnie en armes qui monte aux lignes. Le chemin que nous avons pris est bouché d'hommes. C'est l'embouteillage.
Il faut, coûte que coûte, essayer de regagner la tranchée qu'on a perdue et qui, paraît-il, est à notre gauche, en y filtrant par une sape quelconque. L'énervement des hommes à bout de forces éclate en
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