Le Feu (Journal d'une Escouade)
l'obscurité comme une banderole illuminée de rue en fête.
Sur cette étendue confuse et houleuse, les voix mélangées font le bruit de la mer qui se brise sur le rivage ; et, surmontant ce murmure sans limites, des ordres encore, des cris, des clameurs, le remue-ménage de quelque déballage et de quelque transbordement, des fracas de marteaux-pilons redoublant leur sourd effort parmi les ombres, et des rugissements de chaudières.
Dans l'immense assombrissement, plein d'hommes et de choses, partout, les lumières commencent à s'allumer.
Ce sont les lampes électriques des officiers et des chefs de détachement, et les lanternes à acétylène des cyclistes qui promènent en zigzag, çà et là, leur point intensément blanc et leur zone de résurrection blafarde.
Un phare à acétylène éclôt, aveuglant, et répand un dôme de jour. D'autres phares trouent et déchirent le gris du monde.
La gare prend alors un aspect fantastique. Des formes incompréhensibles surgissent et plaquent le bleu-noir du ciel. Des amoncellements s'ébauchent, vastes comme les ruines d'une ville. On perçoit le commencement de files démesurées de choses qui s'enfoncent dans la nuit. On devine des masses profondes dont les premiers reliefs jaillissent d'un gouffre d'inconnu.
À notre gauche, des détachements de cavaliers et de fantassins s'avancent toujours comme une inondation épaisse. On entend se propager le brouillard des voix. On voit quelques rangs se dessiner dans un coup de lumière phosphorescente ou une lueur rouge, et on prête l'oreille à de longues traînées de rumeurs.
Dans des fourgons dont on perçoit, à la flamme tournoyante et nuageuse des torches, les masses grises et les gueules noires, des tringlots embarquent des chevaux à l'aide de plans inclinés. Ce sont des appels, des exclamations, un piétinement frénétique de lutte, et les furibonds tapements de sabots d'une bête rétive – insultée par son conducteur – contre les panneaux du fourgon où on l'a claustrée.
À côté, on transporte des voitures sur des wagons-tombereaux. Un fourmillement encercle une colline de bottes de fourrage. Une multitude éparse s'acharne sur d'énormes assises de ballots.
– V'là trois heures qu'on est sur son pivot, soupire Paradis.
– Et ceux-là, qui c'est ?
On voit dans des échappées de lumière une bande de lutins, entourés de vers luisants, poindre et disparaître, emportant de bizarres instruments.
– C'est la Section de projecteurs, dit Cocon.
– Te v'là en songement, toi, camarade, qu'est-ce que tu songes ?
– Il y a quatre Divisions, à cette heure, au Corps d'Armée, répond Cocon. Ça change : quelquefois c'est trois, des fois, c'est cinq. Pour le moment, c'est quatre. Et chacune de nos divisions, reprend l'homme-chiffre que notre escouade a la gloire de posséder, renferme trois R.I. – régiments d'infanterie ; deux B.C.P. – bataillons de chasseurs à pied ; – un R.I.T. – régiment d'infanterie territoriale – sans compter les régiments spéciaux, Artillerie, Génie, Train, etc., sans non plus compter l' État-Major de la D.I. et les services non embrigadés, rattachés directement à la D.I. Un régiment de ligne à trois bataillons occupe quatre trains : un pour l'E.M., la Compagnie de mitrailleuses et la C.H.R. (compagnie hors rang), et un par bataillon. Toutes les troupes n'embarqueront pas ici : les embarquements s'échelonneront sur la ligne selon le lieu des cantonnements et la date des relèves.
– J'suis fatigué, dit Tulacque. On mange pas assez du consistant, vois-tu. On s'tient debout parce que c'est la mode, mais on n'a plus d'force ni d'verdure.
– Je m'suis renseigné, reprend Cocon. Les troupes, les vraies troupes, ne s'embarqueront qu'à partir du milieu de la nuit. Elles sont encore rassemblées çà et là dans les villages à dix kilomètres à la ronde. C'est d'abord tous les services du Corps d'Armée qui partiront et les E.N.E. – éléments non endivisionnés, explique obligeamment Cocon, c'est-à-dire rattachés directement au C.A.
« Parmi les E.N.E., tu ne verras pas le Ballon, ni l'Escadrille : c'est des trop gros meubles, qui naviguent par leurs seuls moyens avec leur personnel, leurs bureaux, leurs infirmeries. Le régiment de chasseurs est un autre de ces E.N.E. »
– Y a pas d'régiment de chasseurs, dit étourdiment Barque. C'est des bataillons. Vu qu'on dit : tel bataillon de chasseurs.
On voit dans l'ombre
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