Le Feu (Journal d'une Escouade)
qui s'élevait au centre de la gare, comme une mairie, le grelot précipité du télégraphe et du téléphone roulant, ponctué d'éclats de voix. Tout autour, sur le sol charbonneux : les hangars à marchandises, les magasins bas dont on entrevoyait par les porches les intérieurs encombrés, les cabanes des aiguilleurs, le hérissement des aiguilles, les colonnes à eau, les pylônes de fer à claire-voie dont les fils réglaient le ciel comme du papier à musique ; par-ci par-là, les disques, et, surmontant dans la nuée cette cité sombre et plate, deux grues à vapeur semblables à des clochers.
Plus loin, dans des terrains vagues et des emplacements vides, aux alentours du dédale des quais et des bâtisses, stagnaient des voitures militaires et des camions et s'alignaient des files de chevaux, à perte de vue.
– Tu parles d'un business que ça va être !
– Tout le corps d'armée qu'on commence d'embarquer a c'soir !
– Tiens, en v'là qui arrivent.
Un nuage, qui couvrait un tremblement bruyant de roues et un roulement de sabots de chevaux, approchait, grossissant dans l'avenue de la gare qu'on embrassait par l'enfilée des constructions.
– Y a déjà des canons d'embarqués.
Sur des wagons plats là-bas, entre deux longs dépôts pyramidaux de caisses, on voyait, en effet, des profils de roues, et des becs effilés de pièces. Caissons, canons et roues étaient bariolés, tigrés, de jaune, de marron et de vert.
– I's sont camouflés. Là-bas, y a bien des chevaux qui sont peints. Tiens, pige çui-là, là, qu'a les pattes larges et qu'on dirait qu'il a des pantalons ? Eh ben, l'était blanc et on y a foutu une peinture pour qu'i' change sa couleur.
Le cheval en question se tenait à l'écart des autres, qui semblaient s'en méfier, et présentait une teinte grisâtre jaunâtre, manifestement mensongère.
– L'pauv' bougre ! dit Tulacque.
– Tu vois, les bourins, dit Paradis, non seulement on les fait tuer, mais on les emmerde.
– C'est pour leur bien, que veux-tu !
– Eh oui, nous aussi, c'est pour not' bien !
Sur le soir, des soldats arrivèrent. De tous côtés, il en coulait vers la gare. On voyait des gradés sonores courir sur le front des files. On limitait les débordements d'hommes et on les enserrait le long des barrières ou dans des carrés palissadés, un peu partout. Les hommes formaient les faisceaux, déposaient leurs sacs et, n'ayant pas le droit de sortir, attendaient, enterrés côte à côte dans la pénombre.
Les arrivées se succédaient avec une ampleur croissante, à mesure que le crépuscule s'accentuait. En même temps que les troupes, affluaient des automobiles. Ce fut bientôt un grondement sans arrêt : des limousines, au milieu d'une gigantesque marée de petits, de moyens et de gros camions. Tout cela se rangeait, se calait, se tassait dans des emplacements désignés. Un vaste murmure de voix et de bruits divers sortait de cet océan d'êtres et de voitures qui battait les abords de la gare et commençait à s'y infiltrer par endroits.
– C'est rien ça encore, dit Cocon, l'homme-statistique. Rien qu'à l' État-Major du Corps d'Armée, il y a trente autos d'officier, et tu sais pas, ajouta-t-il, combien i' faudra de trains de cinquante wagons pour embarquer tout le Corps – bonhommes et camelote – sauf, bien entendu, les camions, qui rejoindront le nouveau secteur avec leurs pattes ? N'cherche pas, bec d'amour. Il en faudra quatre-vingt-dix.
– Ah ! zut alors ! Et y en a trente-trois, d'Corps !
– Y en a même trente-neuf, pouilleux !
L'agitation augmente. La gare se peuple et se sur-peuple. Aussi loin que l'œil peut discerner une forme ou un spectre de forme, c'est un tohu-bohu et une organisation mouvementée comme une panique. Toute la hiérarchie des gradés s'éploie et donne, passe, repasse, comme des météores, et, agitant des bras où brillent les galons, multiplie les ordres et les contre-ordres que portent, en se faufilant, les plantons et les cyclistes ; les uns lents, les autres évoluant en traits rapides comme des poissons dans l'eau.
Voilà le soir, décidément. Les taches formées par les uniformes des poilus groupés autour des monticules des faisceaux deviennent indistinctes et se mêlent à la terre, puis leur foule est décelée seulement par la lueur des pipes et des cigarettes. À certains endroits au bord des groupements, la suite ininterrompue des petits points clairs festonne
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