Le Feu (Journal d'une Escouade)
tout haut ; j'aurais fait un escandale pour me faire tuer et qu'ce soye fini de cette sale vie !
» Tu saisis ? Elle souriait, ma femme, ma Clotilde, ce jour-là de la guerre ! Alors quoi ? Il suffit qu'on soit pas là pendant un temps pour qu'on ne compte plus ? Tu fous le camp de chez toi pour aller à la guerre, et tout à l'air cassé ; et pendant que tu l'crois, on se fait à ton absence, et peu à peu tu deviens comme si tu n'étais pas, vu qu'on s'passe de toi pour être heureuse comme avant et pour sourire. Ah ! bon sang ! Je ne parle pas de l'autre garce qui riait, mais ma Clotilde, à moi, qui, à ce moment-là que j'ai vu par hasard, à c'moment-là, qu'on dise ce qu'on voudra, se fichait pas mal de moi !
» Et encore si elle avait été avec des amis, des parents ; mais non, justement avec des sous-offs boches. Dis-moi, y avait-il pas de quoi sauter dans la chambre, lui foutre une paire de gifles et tordre le cou à c't'aut' poule en deuil !
» Oui, oui, j'ai pensé à l'faire. J'sais bien que j'allais fort… J'étais emballé, quoi.
» Note que j'veux pas en dire plus que je ne dis. C'est une bonne fille, Clotilde. J'la connais et j'ai confiance en elle : pas d'erreur, tu sais : si j'étais bousillé, elle pleurerait toutes les larmes de son corps pour commencer. Elle me croit vivant, j'l'accorde, mais s'agit pas d'ça. Elle ne peut pas s'empêcher d'être bien, et satisfaite, et s'épanouir, dès lors qu'elle a un bon feu, une bonne lampe et de la compagnie, que j'y soye ou que j'y soye pas… »
J'entraînai Poterloo.
– Tu exagères, mon vieux. Tu te fais des idées absurdes, voyons…
On avait marché tout doucement. On était encore au bas de la côte. Le brouillard s'argentait avant de s'en aller tout à fait. Il allait y avoir du soleil, il y avait du soleil.
Poterloo regarda et dit :
– On va faire le tour par la route de Carency et remonter par-derrière.
Nous obliquâmes dans les champs. Au bout de quelques instants, il me dit :
– J'exagère, tu crois ? Tu dis que j'exagère ?
Il réfléchit :
– Ah !
Puis il ajouta avec ce hochement de tête qui ne l'avait pas beaucoup quitté ce matin-là :
– Mais enfin ! Tout d'même, y a un fait…
Nous grimpâmes la pente. Le froid s'était changé en tiédeur. Arrivés à une plateforme de terrain :
– Asseyons-nous encore un petit coup avant de rentrer, proposa-t-il.
Il s'assit, lourd d'un monde de réflexions qui s'enchevêtraient. Son front se plissait. Puis il se tourna vers moi d'un air embarrassé comme s'il avait un service à me demander.
– Dis donc, vieux, je m'demande si j'ai raison.
Mais après m'avoir regardé, il regardait les choses comme s'il voulait les consulter plus que moi.
Une transformation se faisait dans le ciel et sur la terre. Le brouillard n'était presque plus qu'un rêve. Les distances se dévoilaient. La plaine étroite, morne, grise, s'agrandissait, chassait ses ombres et se colorait. La clarté la couvrait peu à peu, de l'est à l'ouest, comme deux ailes.
Et voilà que là-bas, à nos pieds, on a vu Souchez entre les arbres. À la faveur de la distance et de la lumière, la petite localité se reconstituait aux yeux, neuve de soleil !
– Est-ce que j'ai raison ? répéta Poterloo, plus vacillant, plus incertain.
Avant que j'aie pu parler, il se répondit à lui-même, d'abord presque à voix basse, dans la lumière :
– Elle est toute jeune, tu sais ; ça a vingt-six ans. Elle ne peut pas r'tenir sa jeunesse ; ça lui sort de partout et, quand elle se repose à la lampe et au chaud, elle est bien obligée de sourire ; et, même si elle riait aux éclats, ce serait tout bonnement sa jeunesse qui lui chant'rait dans la gorge. C'est point à cause des autres, à vrai dire, c'est à cause d'elle. C'est la vie. Elle vit. Eh oui, elle vit, voilà tout. C'est pas d'sa faute si elle vit. Tu voudrais pas qu'elle meure ? Alors, qu'est-ce que tu veux qu'elle fasse ? Qu'elle pleure, rapport à moi et aux Boches, tout le long du jour ? Qu'elle rouspète ? On peut pas pleurer tout le temps ni rouspéter pendant dix-huit mois. C'est pas vrai. Il y a trop longtemps, que j'te dis. Tout est là.
Il se tait pour regarder le panorama de Notre-Dame-de-Lorette, maintenant tout illuminé.
– C'est kif-kif la gosse qui, quand elle se trouve à côté d'un bonhomme qui ne parle pas de l'envoyer baller, finit par chercher à lui monter sur les genoux. Elle aimerait
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