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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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fourbus, brisés et démembrés par des stationnements prolongés, abrutis par l'attente et le bruit, empoisonnés par la fumée – on comprend que notre artillerie s'engage de plus en plus et que l'offensive semble avoir changé de côté.
    – Halte !
    Une fusillade intensive, furieuse, inouïe, battait les parapets de la tranchée où on nous fit arrêter en ce moment-là.
    – Fritz en met. I' craint une attaque ; i' s'affole. Ah ! c'qu'il en met !
    C'était une grêle dense qui fondait sur nous, hachait terriblement l'espace, raclait et effleurait toute la plaine.
    Je regardai à un créneau. J'eus une rapide et étrange vision :
    Il y avait, en avant de nous, à une dizaine de mètres au plus, des formes allongées, inertes, les unes à côté des autres – un rang de soldats fauchés – et arrivant en nuée, de toutes parts, les projectiles criblaient cet alignement de morts !
    Les balles qui écorchaient la terre par raies droites en soulevant de minces nuages linéaires, trouaient, labouraient les corps rigidement collés au sol, cassaient les membres raides, s'enfonçaient dans des faces blafardes et vidées, crevaient, avec des éclaboussements, des yeux liquéfiés et on voyait sous la rafale se remuer un peu et se déranger par endroits la file des morts.
    On entendait le bruit sec produit par les vertigineuses pointes de cuivre en pénétrant les étoffes et les chairs : le bruit d'un coup de couteau forcené, d'un coup strident de bâton appliqué sur les vêtements. Au-dessus de nous se ruait une gerbe de sifflements aigus, avec le chant descendant, de plus en plus grave, des ricochets. Et on baissait la tête sous ce passage extraordinaire de cris et de voix.
    – Faut dégager la tranchée. Hue !
    On quitte ce fragment infime du champ de bataille où la fusillade déchire, blesse et tue à nouveau des cadavres. On se dirige vers la droite et vers l'arrière. Le boyau de communication monte. En haut du ravin, on passe devant un poste téléphonique et un groupe d'officiers d'artillerie et d'artilleurs.
    Là, nouvelle pause. On piétine et on écoute l'observateur d'artillerie crier des ordres que recueille et répète le téléphoniste enterré à côté :
    – Première pièce, même hausse. Deux dixièmes à gauche. Trois explosifs à une minute !
    Quelques-uns de nous ont risqué la tête au-dessus du rebord du talus et ont pu embrasser de l'œil, le temps d'un éclair, tout le champ de bataille autour duquel notre compagnie tourne vaguement depuis ce matin.
    J'ai aperçu une plaine grise, démesurée, où le vent semble pousser, en largeur, de confuses et légères ondulations de poussière piquées par endroits d'un flot de fumée plus pointu.
    Cet espace immense où le soleil et les nuages traînent des plaques de noir et de blanc, étincelle sourdement de place en place – ce sont nos batteries qui tirent – et je l'ai vu à un moment, tout entier pailleté d'éclats brefs. À un autre moment, une partie des campagnes s'est estompée sous une taie vaporeuse et blanchâtre : une sorte de tourmente de neige.
    Au loin, sur les sinistres champs interminables, à demi effacés et couleur de haillons, et troués autant que des nécropoles, on remarque, comme un morceau de papier déchiré, le fin squelette d'une église et, d'un bord à l'autre du tableau, de vagues rangées de traits verticaux rapprochés et soulignés, comme les bâtons des pages d'écriture : des routes avec leurs arbres. De minces sinuosités rayent la plaine en long et en large, la quadrillent, et ces sinuosités sont pointillées d'hommes.
    On discerne des fragments de lignes formées de ces points humains qui, sorties des raies creuses, bougent sur la plaine à la face de l'horrible ciel déchaîné.
    On a peine à croire que chacune de ces taches minuscules est un être de chair frissonnante et fragile, infiniment désarmé dans l'espace, et qui est plein d'une pensée profonde, plein de longs souvenirs et plein d'une foule d'images ; on est ébloui par ce poudroiement d'hommes aussi petits que les étoiles du ciel.
    Pauvres semblables, pauvres inconnus, c'est votre tour de donner ! Une autre fois, ce sera le nôtre. À nous demain, peut-être, de sentir les cieux éclater sur nos têtes ou la terre s'ouvrir sous nos pieds, d'être assaillis par l'armée prodigieuse des projectiles, et d'être balayés par des souffles d'ouragan cent mille fois plus forts que l'ouragan.
    On nous pousse dans les abris

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