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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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d'arrière. À nos yeux, le champ de la mort s'éteint. À nos oreilles, le tonnerre s'assourdit sur l'enclume formidable des nuages. Le bruit d'universelle destruction fait silence. L'escouade s'enveloppe égoïstement des bruits familiers de la vie, s'enfonce dans la petitesse caressante des abris.

CHAPITRE VINGTIÈME
  Le feu
     
    Réveillé brusquement, j'ouvre les yeux dans le noir.
    – Quoi ? Qu'est-ce qu'il il y a ?
    – C'est ton tour de garde. Il est deux heures du matin, me dit le caporal Bertrand que j'entends, sans le voir, à l'orifice du trou au fond duquel je suis étendu.
    Je grogne que je viens, je me secoue, bâille dans l'étroit abri sépulcral ; j'étends les bras et mes mains touchent la glaise molle et froide. Puis je rampe au milieu de l'ombre lourde qui obstrue l'abri, en fendant l'odeur épaisse, entre les corps intensément affalés des dormeurs. Après quelques accrochages et faux pas sur des équipements, des sacs, et des membres étirés dans tous les sens, je mets la main sur mon fusil et je me trouve debout à l'air libre, mal réveillé et mal équilibré, assailli par la bise aiguë et noire.
    Je suis, en grelottant, le caporal qui s'enfonce entre de hauts entassements sombres dont le bas se resserre étrangement sur notre marche. Il s'arrête. C'est là. Je perçois une grosse masse se détacher à mi-hauteur de la muraille spectrale, et descendre. Cette masse hennit un bâillement. Je me hisse dans la niche qu'elle occupait.
    La lune est cachée dans la brume, mais il y a, répandue sur les choses, une très confuse lueur à laquelle l'œil s'habitue à tâtons. Cet éclairement s'éteint à cause d'un large lambeau de ténèbres qui plane et glisse là-haut. Je distingue à peine, après l'avoir touché, l'encadrement et le trou du créneau devant ma figure, et ma main avertie rencontre, dans un enfoncement aménagé, un fouillis de manches de grenades.
    – Ouvre l'œil, hein, mon vieux, me dit Bertrand à voix basse. N'oublie pas qu'il y a notre poste d'écoute, là en avant, sur la gauche. Allons, à tout à l'heure.
    Son pas s'éloigne, suivi du pas ensommeillé du veilleur que je relève.
    Les coups de fusil crépitent de tous côtés. Tout à coup, une balle claque net dans la terre du talus où je m'appuie. Je mets la face au créneau. Notre ligne serpente dans le haut du ravin : le terrain est en contre-bas devant moi, et on ne voit rien dans cet abîme de ténèbres où il plonge. Toutefois, les yeux finissent par discerner la file régulière des piquets de notre réseau plantés au seuil des flots d'ombre, et, çà et là, les plaies rondes d'entonnoirs d'obus, petits, moyens ou énormes ; quelques-uns, tout près, peuplés d'encombrements mystérieux. La bise me souffle dans la figure. Rien ne bouge, que le vent qui passe et que l'immense humidité qui s'égoutte. Il fait froid à frissonner sans fin. Je lève les yeux : je regarde ici, là. Un deuil épouvantable écrase tout. J'ai l'impression d'être tout seul, naufragé, au milieu d'un monde bouleversé par un cataclysme.
    Rapide illumination de l'air : une fusée. Le décor où je suis perdu s'ébauche et pointe autour de moi. On voit se découper la crête, déchirée, échevelée, de notre tranchée, et j'aperçois, collés sur la paroi d'avant, tous les cinq pas, comme des larves verticales, les ombres des veilleurs. Leur fusil s'indique, à côté d'eux, par quelques gouttes de lumière. La tranchée est étayée de sacs de terre ; elle est élargie de partout et, en maints endroits, éventrée par des éboulements. Les sacs de terre, aplatis les uns sur les autres et disjoints, ont l'air, à la lueur astrale de la fusée, de ces vastes dalles démantelées d'antiques monuments en ruines. Je regarde au créneau. Je distingue, dans la vaporeuse atmosphère blafarde qu'a épandue le météore, les piquets rangés et même les lignes ténues des fils de fer barbelés qui s'entrecroisent d'un piquet à l'autre. C'est, devant ma vue, comme des traits à la plume qui gribouillent et raturent le champ blême et troué. Plus bas, dans l'océan nocturne qui remplit le ravin, le silence et l'immobilité s'accumulent.
    Je descends de mon observatoire et me dirige au jugé vers mon voisin de veille. De ma main tendue, je l'atteins.
    – C'est toi ? lui dis-je à voix basse, sans le reconnaître.
    – Oui, répond-il sans savoir non plus qui je suis, aveugle comme moi.
    – C'est calme, à c't'heure,

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