Le Feu (Journal d'une Escouade)
ordinairement enterrée au point d'arrivée ; mais, d'autres fois, elle s'en va où elle veut, comme un gros caillou incandescent. Il faut s'en méfier. Elle peut se jeter sur vous très longtemps après le coup, et par des chemins invraisemblables, passant par-dessus les talus et plongeant dans les trous.
– Rien de vache comme une fusée. Ainsi il m'est arrivé à moi…
– Y a pire que tout ça, interrompit Bags, de la onzième ; les obus autrichiens : le 130 et le 74. Ceux-là i' m'font peur. I' sont nickelés, qu'on dit, mais c'que j'sais, vu qu'j'y étais, c'est qu'i' font si vite qu'y a jamais rien d'fait pour se garer d'eux ; sitôt qu'tu l'entends ronfler, sitôt i' t'éclate dedans.
– Le 105 allemand non plus, tu n'as pas guère l'temps d't'écraser et d'planquer tes côtelettes. C'est c'que j'me suis laissé expliquer une fois par des artiflots.
– J'vas te dire : les obus des canons d'marine, t'as pas l'temps d'les entendre, faut qu'tu les encaisses avant.
– Et y a aussi ce salaud d'obus nouveau qui pète après avoir ricoché dans la terre et en être sorti et rentré une fois ou deux, sur des six mètres… Quand j'sais qu'y en a en face, j'ai les colombins. Je m'souviens qu'eune fois…
– C'est rien d'tout ça, mes fieux, dit le nouveau sergent, qui passait et s'arrêta. I' fallait voir c'qui nous ont balancé à Verdun, là d'où je deviens justement. Et rien que des maous : des 380, des 420, des deux 44. C'est quand on a été sonné là-bas qu'on peut dire : « J'sais c'que c'est d'êt' sonné ! » Les bois fauchés comme du blé, tous les abris repérés et crevés même avec trois épaisseurs de rondins, tous les croisements de route arrosés, les chemins fichus en l'air et changés en des espèces de longues bosses de convois cassés, de pièces amochées, de cadavres tortillés l'un dans l'autre comme entassés à la pelle. Tu voyais des trente types rester sur le carreau, d'un coup, aux carrefours ; tu voyais des bonshommes monter en tourniquant, toujours bien à des quinze mètres dans l'air du temps, et des morceaux de pantalon rester accrochés tout en haut des arbres qu'il y avait encore. Tu voyais de ces 380-là entrer dans une cambuse, à Verdun, par le toit, trouer deux ou trois étages, éclater en bas, et toute la grande niche être forcée de sauter ; et, dans les campagnes, des bataillons entiers se disperser et s'planquer sous la rafale comme un pauv' petit gibier dans défense. T'avais par terre, à chaque pas, dans les champs, des éclats épais comme le bras, et larges comme ça, et i' fallait quatre poilus pour soulever ce bout de fer. Les champs, t'aurais dit des terrains pleins d'rochers !… Et, pendant des mois, ça n'a pas décessé. Ah ! tu parles ! tu parles ! répéta le sergent en s'éloignant pour aller sans doute recommencer ailleurs ce résumé de ses souvenirs.
– Tiens, r'gard' donc, caporal, ces gars, là-bas, i' sont mabouls ?
On voyait, sur la position canonnée, des petitesses humaines se déplacer en hâte, et se presser vers les explosions.
– Ce sont des artiflots, dit Bertrand, qui, aussitôt qu'une marmite a éclaté, courent fouiner pour chercher la fusée dans le trou, parce que la position de la fusée, de la manière qu'elle est enfoncée, donne la direction de la batterie, tu comprends ; et la distance, on n'a qu'à la lire : elle se marque sur les divisions gravées autour de la fusée au moment qu'on débouche l'obus.
– Ça n'fait rien, i's sont culottés, ces zigues-là, d'sortir par un marmitage pareil.
– Les artieurs, mon vieux vient nous dire un bonhomme d'une autre compagnie qui se promenait dans la tranchée, les artieurs, c'est tout bon ou tout mauvais. Ou c'est des as, ou c'est de la roustissure. Ainsi, moi, qui t'parle…
– C'est vrai de tous les troufions, ça qu'tu dis.
– Possible. Mais j'te cause pas d'tous les troufions. J'te cause des artieurs, et j'te dis aussi que…
– Eh ! les enfants, est-ce qu'on cherche une calebasse pour planquer ses os ? On pourrait peut-être bien finir par attraper un éclat en poire.
Le promeneur étranger remporta son histoire, et Cocon, qui avait l'esprit de contradiction, déclara :
– On s'y fera des cheveux, dans ta cagna, puisque déjà, dehors, on s'amuse pas besef.
– Tenez, là-bas, i's envoient des torpilles ! dit Paradis en désignant nos positions dominant sur la droite.
Les torpilles montent tout droit, ou presque,
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