Le Fils de Pardaillan
détail, et Pardaillan l’écouta très attentivement. Au fur et à mesure que son fils parlait, une foule de détails, qui demeuraient confus et obscurs pour le jeune homme, s’éclairaient d’une lueur éclatante pour lui.
– Et vous dites que le moine qui se trouvait avec M me Concini s’appelle Claude Acquaviva ? Vous êtes bien sûr que c’est ce nom-là qui a été prononcé ?
– Tout à fait sûr, monsieur. Mais ce que je ne comprends pas, c’est que ce moine, que je ne connais pas, que je n’avais jamais vu, me veut la malemort.
Pardaillan était devenu soudain très grave. Il jeta autour de lui un coup d’œil perçant et se penchant sur la table, à voix très basse :
– Savez-vous qui est ce Claude Acquaviva ?
– Ma foi non, monsieur.
– C’est le chef suprême de l’ordre des jésuites.
– Ah !… ceux qu’on accuse de vouloir la mort du roi ? Ceux qui, chuchote-t-on, ont armé le bras de Jean Chastel [23] , de Guignard, de Varade et de tant d’autres ?
– Et qui, aujourd’hui, cherchent à armer le bras de Ravaillac !… Ceux-là mêmes.
– Ah ! fit Jehan d’un air rêveur.
Et redressant la tête, il dit ingénument :
– Mais, monsieur, cela ne m’apprend pas pourquoi ce chef des jésuites me veut faire meurtrir, moi, pauvre gueux.
Pardaillan le considéra un moment en silence. Il ne pouvait pas, il ne voulait pas encore lui dire : « Parce que tu possèdes un trésor fabuleux que ces religieux veulent s’approprier. » Et cependant, il voyait la nécessité impérieuse de le mettre sur ses gardes. Il comprenait bien, lui, quel danger mortel était suspendu sur sa tête et que sa vie ne tenait qu’à un fil. Mais comment faire pénétrer cette persuasion dans l’esprit de son fils sans lui révéler la vérité ? Il crut avoir trouvé et avec un haussement d’épaules :
– Ne comprenez-vous donc pas que ce moine cherche à se débarrasser de vous parce que vous connaissez ses projets ?…
Il pensait bien en être quitte avec cette explication. Il comptait sur l’étourderie de la jeunesse pour la lui faire accepter sans discussion. Quelques semaines plus tôt, il l’eût peut-être acceptée en effet. Mais Pardaillan oubliait que depuis plus de six semaines, il se trouvait en contact journalier avec son fils et qu’il le formait, à son insu peut-être. A soixante ans, comme au temps de sa jeunesse, il en était encore à ne pas connaître sa valeur réelle. Il ignorait que dès leur première rencontre, il lui était apparu comme le modèle accompli sur lequel il avait instantanément résolu de se conformer. Et depuis, pas une de ses actions, pas une parole, pas un geste n’avaient échappé à cet esprit attentif qui en avait fait son profit.
En conséquence, Jehan répondit paisiblement et avec un petit air naïf qu’il copiait peut-être d’instinct sur ce modèle, le seul qu’il eût admiré jusqu’à ce jour, et qui n’était encore pour lui que M. le chevalier de Pardaillan :
– Mais monsieur, au moment où j’ai entendu ce moine réclamer ma mort en termes à peines voilés, il ignorait que je connaissais ses projets !… Il ne savait pas que je l’écoutais… sans quoi il n’eût pas prononcé les imprudentes paroles que j’ai surprises… Il doit donc y avoir autre chose.
C’était très simple et rigoureusement logique. Pardaillan fut pris d’un subit accès de toux destiné à masquer son embarras. Mais il n’était pas homme à demeurer court pour si peu.
– Enfant ! dit-il d’un air apitoyé. Et les projets de Concini, ne les connaissiez-vous pas avant d’avoir surpris ce fameux et trop compromettant entretien ?
– Sans doute !… Mais, quel rapport…
– Conscients ou inconscients, peu importe, les Concini ne sont que des instruments aux mains de ce moine. Tenez pour assuré que dès le premier jour ils l’ont avisé des menaces que vous avez adressées à Concini lorsqu’il vous tenait dans ce cachot de la rue des Rats.
– Ceci me paraît plus vraisemblable.
– C’est tel que je vous le dis, assura Pardaillan avec force. Tant que vous l’avez ignoré, le général des jésuites a laissé faire Concini… Ce qui ne l’a pas empêché d’intervenir lui-même quand l’occasion s’est présentée.
– Peut-être ! fit Jehan qui réfléchissait, oui, en effet, je crois que vous devez avoir raison.
– Parbleu ! appuya Pardaillan avec plus de force encore.
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