Le Fils de Pardaillan
moins de gravité émue, lui fît à peu près la même réponse que sa femme avait faite à Bertille :
– Vous ne me devez rien. C’est moi, au contraire, qui suis votre obligé.
Et comme le jeune homme esquissait un geste de protestation :
– Monsieur, reprit le duc, je dois la vie à M. le chevalier… c’est quelque chose, j’imagine. Il y a mieux : je lui dois la vie [7] et l’honneur de la femme bien-aimée qui est devenue la compagne de ma vie. Ce n’est pas tout : mon titre, ma fortune, c’est à lui que je les dois. Vingt années d’un bonheur calme et paisible, sans un nuage, voilà son œuvre.
« Mais ce que vous ne pouvez deviner, c’est au prix de quelles tortures, dépassant en horreur tout ce que l’imagination peut concevoir, ces vingt ans de bonheur dont j’ai joui, moi, il les a payés, lui !… Un jour je vous ferai le récit de la lutte titanesque entreprise par cet homme, seul, sans fortune, sans appui, sans autres ressources que la force de son bras, son indomptable énergie, sa loyauté, son intelligence et son cœur magnanime, contre la ruse, l’astuce, la haine, la félonie, la férocité personnifiées par la princesse Fausta, le roi d’Espagne et son Inquisition. Je vous dirai comment il est sorti vainqueur de cette lutte inégale, où tout autre que lui eût été infailliblement broyé, et vous croirez entendre le récit passionnant de quelque fabuleuse épopée. »
Le duc se tut un instant, pendant lequel il parut remonter dans des souvenirs terribles, douloureux, car vingt ans après, il en frissonnait encore.
Jehan en profita pour couler un regard d’ardente admiration sur le chevalier qui paraissait somnoler sans se soucier le moins du monde de ce qu’on disait autour de lui… Il est vrai qu’on parlait de lui.
Le duc reprit :
– Durant ces vingt années, il ne s’est pas écoulé un jour que je n’aie demandé à Dieu de m’accorder cette suprême joie d’être utile à mon tour, au moins une fois dans ma vie, à l’homme généreux à qui nous devons tout… Jamais le chevalier ne nous a demandé le plus insignifiant service. Pardaillan entrouvrit un œil et dit avec flegme :
– Parce que l’occasion ne s’est pas présentée. Mais vous voyez, don César, que, le cas échéant, j’ai tout de suite pensé à vous.
– Est-ce que c’est un service, cela ? bougonna le duc, ou don César, comme l’appelait Pardaillan.
Et se tournant vers Jehan, il ajouta :
– Enfin, si peu que ce soit, c’est une satisfaction qui nous rend tout joyeux, comme vous voyez. Et comme c’est à vous que nous la devons, je me considère comme votre obligé. Enfin, puisque notre ami s’intéresse à vous, au point de faire en votre faveur ce qu’il n’a jamais voulu faire pour lui-même, je serai heureux de faire pour vous ce que je ne puis faire pour lui. C’est vous dire que vous pouvez compter sur moi, en tout et pour tout, comme sur un ami sûr et dévoué.
– Et moi, j’ajoute, fit la duchesse qui venait de reparaître au salon, que je vous prie de considérer cette maison comme la vôtre et de vous souvenir que vous y serez toujours reçu comme un parent très cher. Et avec un sourire malicieux, l’excellente jeune femme ajouta : « Ne craignez pas d’être importun en venant nous voir tous les jours. »
Jehan le Brave éprouvait une émotion comme de sa vie il n’en avait éprouvé de pareille. Ce qui le bouleversait surtout, c’était la pensée que cet homme étrange, qu’il ne connaissait pas la veille, avait consenti, sans hésiter, à faire pour lui ce qu’il n’avait jamais voulu faire pour lui-même, selon les propres expressions de don César.
Les yeux humides de larmes refoulées, il s’inclina avec une grâce altière, qui rappelait un peu la manière de Pardaillan, déposa un baiser ardent et respectueux sur la main fine de la jeune femme et d’une voix que l’émotion faisait trembler :
– Bénie sera l’heure où il me sera donné de verser mon sang pour vous et les vôtres, madame, dit-il très doucement.
Et se tournant vers Pardaillan :
– Quant à vous, monsieur, je ne sais…
Mais Pardaillan commençait à trouver qu’on s’attendrissait trop. Il interrompit pour dire d’un air très sérieux.
– Quant à moi, je sais que la duchesse oublie de vous avertir qu’elle doit demain se rendre, avec le duc, à sa terre d’Andilly. Rassurez-vous, d’ailleurs, la jeune fille que vous leur
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