Le Fils de Pardaillan
Four, ils firent le trajet sans avoir rencontré âme qui vive.
Dans la rue du Four, un moine jaillit, pour ainsi dire, de terre, devant eux. Rencontre sans aucune importance : le moine passa sans prêter aucune attention à eux.
Cependant Jehan, paraît-il, connaissait ce moine, car, en l’apercevant, il rabattit vivement son chapeau sur ses yeux et porta la main au bas de son visage pour le dissimuler autant que possible. (On se souvient peut-être qu’il avait enveloppé la jeune fille dans son propre manteau).
Bertille connaissait aussi le moine, car elle s’enveloppa la tête dans les plis du manteau. Geste tout machinal de part et d’autre, car le passant était inoffensif et sans importance.
Enfin, Escargasse, Gringaille et Carcagne le connaissaient, car ils plaisantèrent entre eux.
– Vé ! cet ivrogne de Parfait Goulard a quitté son couvent de bien bonne heure, il me semble.
– M’est avis que le bon paillard rentre seulement à sa capucinière.
– Heureusement qu’il ne nous a pas reconnus. Nous n’aurions plus pu nous débarrasser du damné goinfre.
– Oui, pour l’instant, messire Jehan a d’autres chiens à peigner que de régaler frère Parfait Goulard.
– Si seulement la rencontre s’était produite dix minutes plus tard, nous l’aurions emmené souper avec nous. Le « boute tout cuire » [6] n’eût pas demandé mieux et il nous aurait divertis de ses truculentes histoires.
C’était, en effet, frère Parfait Goulard, ce même moine que nous avons entrevu un instant au commencement de ce récit. Ce moine était alors célèbre. Sa célébrité ne venait pas de sa science, ni de son éloquence, ni de l’austérité de ses mœurs, ni de rien d’honorable. Sa célébrité venait uniquement de sa goinfrerie prodigieuse même à une époque où l’on se livrait à des ripailles pantagruéliques dont on ne saurait se faire une idée aujourd’hui. Il n’était pas que goinfre, il était ivrogne et paillard à l’avenant. Il était, en outre, jovial, bon vivant, vantard, menteur, amusant, bouffon. C’était, en effet, le bouffon de la ville.
Depuis le roi, qui avait voulu qu’on le lui présentât, en passant par les plus grands seigneurs et les plus grandes dames, prélats, prêtres, bourgeois et bourgeoises, manants, truands et ribaudes, tout le monde connaissait Parfait Goulard. Partout, dans les plus somptueux hôtels comme dans les masures, dans les couvents comme dans tous les cabarets, même les plus infects, dans les maisons bourgeoises comme dans les étuves et autres lieux de débauche, partout Parfait Goulard était reçu et, généralement, bien reçu.
Ce n’est pas tout… Frère Parfait Goulard, dont l’ignorance égalait la goinfrerie, ce qui n’est pas peu dire, frère Parfait Goulard confessait. Et il avait une clientèle comme n’en avaient certes pas les confesseurs les plus réputés. Pourquoi ? C’est qu’il était l’indulgence même. Le crime le plus abominable, le forfait le plus exécrable, le péché le plus monstrueux trouvaient toujours une excuse à ses yeux et il vous donnait l’absolution. Nous disons qu’il l’a donnait et ne la vendait point comme faisaient encore presque tous ses confrères. C’était à considérer. Aussi, tout ce qu’il y avait de malfaiteurs à la cour des miracles… et ailleurs, tout ce qui avait quelque chose de délicat sur la conscience, tout ce qui, enfin, regardait à délier les cordons de la bourse, allait, ouvertement ou mystérieusement, à ce confesseur idéal.
Tel était le personnage que Jehan venait de croiser. On voit qu’à part l’appréhension qu’il avait eue d’être reconnu, harponné et importuné par lui, il n’avait rien à craindre de cette rencontre ; le moine-bouffon n’était guère à redouter.
Cependant la petite troupe s’était arrêtée devant une maison de belle apparence. Au-dessus de la porte d’entrée, une énorme tête de taureau, sculptée dans le granit, semblait vouloir interdire l’accès du logis. Un peu partout, on voyait quantité de têtes, avec des expressions différentes, toutes représentant le même animal. Le marteau de la porte que Jehan saisit représentait lui-même une tête de taureau suspendue par les cornes.
Avant de laisser retomber le marteau, Jehan se tourna vers ses hommes et leur dit :
– C’est bien. Vous pouvez rentrer vous coucher, vous devez en avoir besoin. Allez… et merci.
Les trois se regardèrent,
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