Le Glaive Et Les Amours
cohérent.
— Messieurs, dit-elle, je n’en crois pas mes oreilles.
La décision de ces messieurs est quasiment un acte de lèse-majesté. C’est
introniser une puissance nouvelle à côté de celle du roi. Je refuse donc
absolument cet arrêt car je le crois très nuisible, tant je crains les
conséquences désastreuses pour le royaume de cette déplorable nouveauté.
Un silence se fait alors dans la chambre royale, et j’admire
la clairvoyance et le courage de la régente.
— Chavigny, poursuit-elle, voulez-vous rédiger ce que
je viens d’écrire, le soumettre à ma signature et le faire tenir au Parlement
par le truchement de l’avocat royal.
Au reçu de cette lettre royale, que fait alors le
Parlement ? Il ruse, il temporise, il n’abolit pas l’arrêt d’union. Il en
repousse le vote jusqu’au huit juin.
Or, la reine n’est pas habituée à ces finasseries
parlementaires. Il lui suffirait pourtant de renouveler son veto avec force,
qui sait, même de suspendre pour un mois les gages de ces messieurs. Mais
maugré les objurgations de Mazarin qui recommande des mesures plus douces, elle
fait, hélas, arrêter et serrer en geôle quatre membres de la Grande Chambre et
deux conseillers de la Cour des aides. Mais, chose étrange, elle épargne le Parlement
qui ne lui sait pourtant aucun gré de cette finesse et prend violemment parti
contre ces mesures, et bravant le pouvoir royal vote l’exécution de l’arrêt
d’union.
La reine demande alors aux parlementaires de lui apporter le
ou les pages du registre où figure la décision. Sachant fort bien ce que la
reine veut en faire, la délégation des parlementaires se rend auprès de Sa
Majesté, mais sans le registre, et la reine, ne pouvant le brûler, se contente
de leur adresser une verte semonce que nos chattemites écoutent avec respect,
la tête basse. La régente est bien sûr une femme, et les femmes ont des colères
qu’il faut subir avec patience et politesse, mais bien fol qui y attacherait la
moindre importance. De toute évidence, ce n’est pas Richelieu qui est devant
eux.
En fait, les choses sont allées trop loin. Le vieux
conseiller de la Grande Chambre, Pierre Broussel, est arrêté. Or, Broussel dans
son quartier, et même dans Paris tout entier, est très aimé du populaire. C’est
un homme modeste, il circule à pied dans les rues, il parle à quiconque
l’interpelle, et nul n’ignore qu’il hait et dénonce les impôts. À l’annonce de
son arrestation, tout le peuple de son quartier sort dans la rue, et veut
empêcher de partir la carrosse où les gendarmes l’emmènent. En fait, ils
réussissent à casser les essieux, mais on amène une autre carrosse et Broussel
est malgré tout emmené en prison. À cette nouvelle, boutiques et ateliers se
closent. Des groupes armés apparaissent, criant : « Laissez-nous
notre père ! » L’agitation gagne peu à peu la ville entière. Or, le
coadjuteur Paul de Gondi, grand ami de Broussel, descend lui aussi dans la rue,
essaye de calmer les choses, mais sans succès. Soit remords, soit double jeu,
dès qu’il a fini ses objurgations, il gagne le Palais Royal, et en chemin il
observe que les insurgés tendent des chaînes au travers des rues pour interdire
l’entrée aux cavaliers du roi.
Dès qu’il est admis auprès de la reine, Gondi raconte ce
qu’il a vu, et, à sa grande surprise, la Cour le tourne en dérision. Ce n’est
rien. Ce n’est qu’une petite émotion [38] . Le
maréchal de La Meilleraye n’aura qu’à se montrer et tout rentrera dans l’ordre.
Et pourquoi, en effet, les courtisans s’alarmeraient-ils ? Ils se trouvent
de toute façon dans un palais solide, dont les murs et les volets sont épais.
Ils sont entourés de gardes de la reine, des gardes françaises, des cavaliers
de La Meilleraye, et s’il le faut, de La Meilleraye lui-même. Si l’émotion
populaire se prolonge, on les mettra à la raison avec une petite charge de
cavalerie. Gondi insiste : la chose est sérieuse. Il ne s’agit pas d’une
émotion, mais d’une révolte. Cependant, Anne d’Autriche, murée dans son aveugle
obstination, ne veut rien entendre, et tout soudain s’encolérant, elle crie de
sa voix de fausset : « Il y a de la révolte à imaginer que l’on
puisse se révolter. Voilà les contes de ceux qui la veulent ! »
Lecteur, il ne se peut que tu ne te ramentoives qu’à la
veille d’une guerre il y a toujours des gens qui refusent d’y croire.
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