Le Grand Coeur
joué le curieux tourde donner de hautes fonctions. Et tu fais de grands
efforts pour faire croire que tu es bien à ta place.
— C’est ainsi que tu me vois ?
— Je me trompe ?
Je me défendis pour la forme, arguant que j’avais travaillé dur pour obtenir ce que j’avais acquis, essayant
de la convaincre de mon sérieux. Mais je ne pris pas la
peine d’argumenter longtemps : elle m’avait vu tel que
j’étais. Personne n’avait aussi vite et aussi profondément
saisi le décalage entre mon rôle officiel et le monde de
mes désirs et de mes rêves.
— J’ai peur, s’écria-t-elle tout à coup. Sais-tu à quel
point j’ai peur ?
Elle se pencha vers moi, mit un bras autour de mon
cou et appuya sa tête contre mon épaule.
— C’est bon de pouvoir le dire. Je n’ai personne,
comprends-tu cela ? Personne à qui me confier.
— Le roi..., hasardai-je.
Elle se redressa brutalement.
— Moins que les autres !
— Tu ne l’aimes pas ?
Ce n’était pas exactement notre sujet, mais le besoin
de poser cette question était plus fort que tout. Agnès
haussa les épaules.
— Comment pourrais-je ?
Des images inconnues et terribles brouillèrent un instant son regard. Puis elle se reprit et continua d’une
voix plus assurée.
— Je dois me battre contre tous et tout le temps. C’est
ainsi. Tu ne peux pas imaginer le bien que cela me fait
de pouvoir un instant baisser la garde et parler librement. Avec un ange.
Elle me lança un coup d’œil malicieux et nous nous
mîmes à rire. Je me sentais incroyablement familier avec
elle, comme si je retrouvais une sœur. Je me dis qu’elle
aussi était un ange égaré et que nous venions sans doute
de la même planète des anges, quelque part dans l’éther.
Agnès, ensuite, se mit à m’expliquer ses projets. Tout
était parfaitement cohérent et réfléchi. Derrière la jeune
courtisane qui donnait l’impression de ne pas voir l’hostilité qu’elle suscitait, derrière la maîtresse qui témoignait au roi admiration et tendresse, derrière la fragile
créature du clan angevin se cachait une femme lucide,
déterminée, qui faisait preuve d’un puissant instinct de
survie et d’une intelligence exceptionnelle pour inventer les moyens de défendre ses intérêts.
— Au point où je suis rendue, me dit-elle, je n’ai pas
le choix. Il faut que je reste la maîtresse du roi et que
j’exerce sur lui une autorité sans partage. Les femmes
qu’il a eues avant n’avaient pas été mises sur le même
pied. Le roi, à leur époque, était timide et ses liaisons
restaient sinon secrètes du moins discrètes. Maintenant,
il a changé. Il m’a installée trop haut et avec un trop
grand bruit pour que je puisse survivre à une répudiation. S’il en met une autre à ma place, mes ennemis me
trouveront sans protection et me tueront.
— Mais pourquoi mettrait-il une autre à ta place ?
dis-je pour la rassurer.
C’était ma conviction en effet : le bonheur d’avoir
une telle femme pour maîtresse ne pouvait que combler
un homme. En même temps, l’idée qu’un autre que moi
avait cette chance me meurtrissait le cœur.
— Je n’ai aucune confiance en lui sur ce point, dit-elle
sèchement. Et je sais que Charles d’Anjou, dans le soucipermanent de se faire bien voir, ne manquera pas de lui
présenter d’autres femmes, aux fins de me supplanter.
— Ce serait un mauvais calcul. N’es-tu pas en quelque
sorte un membre de sa maison ?
— De moins en moins. La passion du roi pour moi
me rend indépendante. Les moyens dont je dispose, les
terres qu’il m’a données ne me font plus vivre dans la
soumission aux Anjou. Ils ont longtemps fait de moi ce
qu’ils ont voulu. C’est bien fini.
L’évocation de ses difficultés l’avait rendue moins
tendre, plus inquiète. À un moment, elle se dressa et me
dit :
— J’ai faim. Viens dans la salle à manger.
— Penses-tu qu’ils aient laissé quelque chose ?
— Ma suivante sait que je me relève toutes les nuits
pour prendre de la nourriture et elle dispose toujours
un plat de fruits ou de gâteaux à ma portée.
Elle s’était mise debout et je la suivis. Nous étions en
chemise, avançant prudemment dans des pièces
sombres, comme des enfants. Agnès me tenait par la
main. Nous ouvrîmes la petite salle à manger. En effet,
sur une desserte, une coupe en étain nous attendait,
pleine de pommes reinettes. Elle en croqua une et je
l’accompagnai. Nous
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