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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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approchâmes deux chaises en
sorte de pouvoir rester côte à côte en nous asseyant.
Agnès, un coude sur la table, pivota et fit reposer ses
jambes sur mes cuisses.
    — Je suis enceinte, me dit-elle sur un ton distrait, en
choisissant une autre pomme.
    — C’est une belle chose. Cela devrait t’attacher
davantage encore le roi.
    Elle haussa les épaules.
    — Tout au contraire. Il a la reine pour lui donner des
enfants. Mon état ne me créera que des embarras et je le
lui cacherai le plus longtemps possible. La seule conséquence, pour le moment, est qu’il me faut agir encore
plus vite.
    — Agir ?
    Elle jeta le trognon sur la table et s’essuya la bouche
avec le revers de sa main. En cheveux, la gorge découverte, assise de travers et accoudée à une méchante
table, elle avait tout à fait l’air d’une fille de taverne, une
sauvageonne sensuelle et brutale. La retenue de la courtisane avait disparu. Loin d’être horrifié par cette transformation, j’en tirai un vif plaisir. Car j’avais conscience
d’être entré dans sa vérité, qu’elle cachait au reste du
monde. Elle parlait avec moi de manière aussi confiante
que si elle s’était adressée à elle-même. Et moi, si habitué
aussi à la dissimulation et à la solitude, j’avais la bizarre
certitude de pouvoir tout lui dire et laisser paraître
devant elle la vérité de mon âme.
    — Oui, agir. Tout est prêt, mon cœur.
    Elle rit soudain et prit mon visage dans ses mains.
    — Tiens, c’est ainsi que je vais t’appeler. Jacques ne
me plaît point. Tu seras « Mon Cœur ».
    Elle avança les lèvres et baisa les miennes. Ce fut un
baiser chaste.
    — Tu disais donc, agir ?
    Elle se leva et alla ouvrir un placard dans le mur derrière nous. Elle y prit une cruche d’eau et deux verres.
    — Il est temps de limiter l’influence des Anjou,
affirma-t-elle sur le ton d’évidence péremptoire du juge
qui prononce une sentence.
    Puis elle ajouta :
    — D’ailleurs, Pierre de Brézé est bien d’accord sur ce
point.
    Je savais qu’elle était en bons termes avec le sénéchal.
Une étonnante jalousie me piqua soudain. Avait-elle
avec lui la même intimité ? Si sa proximité avec le roi me
causait seulement de la tristesse, une relation avec Brézé
m’aurait mis en rage. Elle sourit et, m’ayant deviné, elle
s’assit de nouveau près de moi et caressa ma main.
    — Non, Mon Cœur ! Pierre est un ami mais je ne l’ai
pas reconnu pour frère comme toi. C’est qu’il n’a rien
d’un ange égaré, lui. C’est un homme droit et bon, mais
un homme tout de même, rien qu’un homme. Il peut
être brutal et il l’a prouvé dans le passé. Notre amitié est
sincère, mais je dois retenir son ardeur de soldat. Cela
n’empêche pas que nous soyons d’accord lui et moi. Le
bien du roi et du royaume rejoint mon intérêt propre
et celui de Brézé. Charles a vaincu l’Anglais, a soumis
les princes. Il lui reste un dernier obstacle pour être tout
à fait libre et un grand roi : il doit mettre à l’écart cette
famille d’Anjou qui règne à sa place.
    — Mais Brézé aussi doit tout aux Angevins.
    — Il est fidèle au roi plus qu’à quiconque. Son avis
est que la puissance de la maison d’Anjou devient dangereuse. Ils tissent leur toile et quand ils se dévoileront,
il sera trop tard.
    — Alors, qu’allez-vous faire ?
    — Je laisse à Pierre le soin de choisir le moment et la
manière. C’est lui, il y a quelques années, qui a débarrassé le roi de l’horrible La Trémoille. Il est habile à ce
genre de coup d’éclat et le roi le craint.
    — Mais quand doit-il mener l’offensive ?
    — Il attend le moment, qui ne tardera plus. D’ici là,
chacun de nous s’efforce de faire monter la défiance
du roi à l’endroit des Anjou. Notre meilleur allié en la
matière est ce pauvre René. Plus il fait étalage de luxe et
se pavane, plus il agace Charles et lui donne de motifs
de le craindre.
    J’étais assez convaincu par les arguments d’Agnès et
persuadé moi-même qu’il fallait à tout prix réduire l’influence des princes, fût-elle limitée à une seule famille.
Je n’étais en rien choqué par le revirement d’Agnès et
de Brézé. Les Anjou les avaient utilisés sans scrupule et
n’hésiteraient pas à les liquider s’il le fallait. Ils agissaient pour se protéger. Une seule chose me gênait, par
rapport à la confiance que je voulais témoigner à Agnès :
comment

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