Le Grand Coeur
qu’Agnès faisait de
même. Puis les domestiques descendirent à leur étage.
La suivante d’Agnès laissa échapper un gloussement
dans l’escalier, signe probable que Marc n’avait pas
attendu d’être tout à fait parvenu en bas pour l’entreprendre.
Enfin, tout fut silencieux dans le château.
La fatigue était là, le sommeil aussi. Pourtant, étendu
sur mon lit, je caressais pensivement le drap de lin et ne
me décidais pas à éteindre la bougie. Je me remémorai
tous les détails du voyage, les expressions d’Agnès. Je me
demandais comment il fallait interpréter ce voyage et la
confiance qu’elle me témoignait, en m’installant près
d’elle. Sa position de maîtresse du roi, l’attirance que
je ressentais pour elle, l’idée que mon sentiment était
partagé, la crainte de rompre le charme en allant plus
loin, tout cela formait dans mon esprit un nœud serré
d’idées contradictoires et troublantes qu’Agnès seule
pouvait trancher.
C’est ce qu’elle fit un peu plus tard dans la nuit, en
entrant dans ma chambre.
*
Dix années ont passé depuis cette nuit dont sept sans
elle. Jamais je n’ai évoqué ce moment devant quiconque.
Pourtant, tout est gravé en moi avec une netteté parfaite. Je me souviens de chaque geste, de chaque parole
échangée. Les faire renaître aujourd’hui par écrit provoque un curieux mélange d’extrême volupté et de douleur. C’est un peu comme de revivre ces instants avec
elle mais aussi, et à jamais, en son absence.
Je fus à peine surpris quand elle ouvrit la porte. Sans
le savoir, je l’attendais. Tout se déroula de même, dans
un accord informulé, à peine conscient mais total. Elle
tenait un bougeoir de cuivre à la main. La flamme dorait
son visage, et son front paraissait plus immense que
jamais. Elle avait lâché ses cheveux blonds et je fus
étonné de les voir tomber presque jusqu’à ses épaules.
Elle ne dit pas un mot en entrant mais me sourit et
avança jusqu’à mon lit. Elle s’assit sur le bord, posa la
bougie sur la table de nuit. Accordant mon audace sur
la sienne, j’ouvris les draps et elle se glissa à mon côté.
Son corps me parut d’un coup très petit, comme un
corps d’enfant, peut-être parce qu’elle se pelotonna au
creux de mon épaule. Elle avait les pieds glacés et frissonnait.
Nous restâmes ainsi de longues minutes. Tout était
silencieux au-dehors. On entendait à l’étage du dessus
battre une fenêtre dans le vent. J’avais le sentiment
d’avoir recueilli près de moi une biche traquée, qui
retrouvait lentement son calme, après une longue poursuite dont avait dépendu sa vie. Elle paraissait si vulnérable, si fragile que, malgré sa douceur, l’odeur exquise
de ses cheveux, la légèreté féminine avec laquelle elle
épousait mon corps, je sentis refluer en moi le désir.L’envie de la protéger était trop forte. Elle anéantissait
toute intention de la posséder, comme si prendre quoi
que ce fût d’elle et, a fortiori, elle tout entière, eût été
une insupportable trahison.
Enfin, elle se redressa, saisit un oreiller pour s’y
appuyer et, s’écartant un peu de moi, me regarda.
— J’ai tout de suite eu confiance en toi, me dit-elle.
Ses grands yeux ouverts me fixaient et scrutaient mon
visage, pour y guetter la moindre expression. Je lui
souris. Elle resta grave.
— Et pourquoi ? lui dis-je. Je suis un homme, après
tout. Un homme comme les autres.
Elle éclata soudain d’un rire sonore, qui découvrit sa
denture blanche, sans défaut. Puis elle reprit son calme
et, d’un geste tendre, redressa une mèche qui me tombait sur le front.
— Non, non ! Tu n’es pas un homme, en tout cas pas
un homme comme les autres.
Je ne savais s’il fallait prendre cette remarque en mauvaise part. Se méprenait-elle sur le respect que je lui
témoignais ? Elle me croyait peut-être incapable de la
désirer. Je n’eus pas le temps de m’en offusquer ni de
préparer mes dénégations : elle étendit d’un coup ses
bras et regarda en souriant droit devant elle, dans l’obscurité de la chambre.
— On m’avait parlé de l’Argentier... C’est un titre
bien sérieux et j’imaginais celui qui le portait comme un
monsieur austère. Et puis... je t’ai vu.
Elle se retourna vers moi et de nouveau se mit à rire.
— Au lieu d’un monsieur austère, il y avait un ange.
Un ange égaré. C’est bien cela que tu es : une créature
tombée de la Lune, à qui le destin a
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