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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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centre
de la chrétienté. Pourtant, en le suivant dans sa bibliothèque, je compris vite qu’il nourrissait pour la culture
antique une passion qui n’avait que peu de lien avec la
religion et même la contredisait. Il n’était pas soucieux,
comme d’autres, de trouver chez Platon ou Aristote des
jalons de pensée annonçant le Christ. Il les lisait et les
respectait pour eux-mêmes. Il me confia même un jour
qu’il mettait en pratique chaque jour, comme les sectataires de ce philosophe, les enseignements de Pythagore
résumés dans les « Vers d’or ».
    Il avait entrepris de faire construire à Rome un nouveau palais pontifical, dont la majesté manifesterait
la nouvelle et, il l’espérait, éternelle unité de l’Église
catholique. Ce Vatican est encore en chantier ; j’ai
eu l’occasion de le visiter avant de m’embarquer pour
Chio. Pour concevoir ce bâtiment, le pape a fait appel à
des architectes imprégnés de références antiques. Il est
allé, avec eux, visiter des vestiges de temples, n’hésitant
pas à grimper lui-même sur les ruines pour mesurer les
proportions des frontons ou des colonnades.
    Il me fit un jour un étonnant aveu : s’il désirait passionnément convaincre les princes européens de lancer
une nouvelle croisade, c’était surtout pour sauver les trésors culturels de Byzance. Le principal reproche qu’il
faisait aux Turcs était leur manque d’attention pour les
œuvres antiques.
    — Et puis, hasardai-je, ils sont mahométans...
    Il me regarda et haussa les épaules.
    — Oui, dit-il.
    Le fin sourire qui se forma sur son visage, la lueur
d’ironie que je lus au fond de ses yeux acheva de me
convaincre : il n’avait pas la foi. Il avait dû depuis longtemps mesurer la faiblesse de la mienne. Ce secret nous
lia mieux qu’un serment. Il eut l’occasion de me le
prouver par la suite.
    *
    Italie, Méditerranée, Orient, nos regards étaient
désormais tournés de ce côté-là. Nous avions un peu
trop vite oublié les Anglais. Certes, le nouveau roi
d’Angleterre haïssait l’idée de reprendre la guerre. Sa
femme, la fille du roi René, représentait utilement
auprès de lui le parti de la paix. Mais tous, là-bas, ne
l’entendaient pas ainsi. La trêve de cinq ans se terminait
quand je rentrai de Rome. Des incidents avaient éclaté
avec les garnisons anglaises encore présentes dans le
royaume et qui n’étaient plus payées. Fougères avait
été attaquée par un aventurier à la solde des Anglais.
La ville avait été pillée jusqu’à la dernière cuiller.
    Je trouvai la cour en grand émoi. Ces cinq années
avaient fait oublier le danger anglais, comme si lasomme d’horreurs que cette interminable guerre avait
accumulée barrait l’entrée de la mémoire et interdisait
de penser à combattre. Le roi lui-même avait repris son
ancienne attitude, accablée et indécise. Il semblait que
le danger anglais le ramenait aux temps lointains et
maudits de sa jeunesse. Son changement d’apparence et
ses nouvelles manières valaient pour tous les sujets, sauf
celui-là. Cette indécision désespérait les hommes de
guerre et je partageais leur désarroi. Depuis cinq ans,
nous avions travaillé à construire une puissante armée.
Les compagnies d’ordonnances, les francs-archers, les
détachements d’artillerie, tout était prêt. Les trêves
nous avaient apporté une rapide prospérité qui, pour
fragile qu’elle fût encore, nous mettait en situation favorable pour reprendre la guerre et la conclure à notre
avantage.
    Je trouvai Agnès dans un état de vive inquiétude. Elle
était extrêmement pâle et cachait mal une grande faiblesse. Elle m’apprit qu’elle avait de nouveau accouché
d’une fille un mois plus tôt, placée dès sa naissance
comme les deux précédentes. Elle avait perdu beaucoup
de sang et subi une fièvre dont elle sortait à peine. Elle
n’avait pas pu, cette fois, cacher son état au roi. Il n’avait
rien dit mais s’était gardé de changer quoi que ce fût à
sa vie de fêtes pendant l’absence d’Agnès. Mille regards,
dans l’ombre dangereuse de la cour, avaient observé la
première station de ce qui, peut-être, deviendrait un
chemin de croix. Agnès avait mis un genou à terre. De
belles jeunes filles avaient été poussées complaisamment devant le roi. Il ne s’était encore rien passé et
Agnès s’était relevée. Mais tous attendaient la prochaine
épreuve.
    Elle-même la craignait. Elle tardait à

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