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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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séduisait. Cette satisfaction ne lui fut pourtant pas accordée.
Nous fîmes une traversée sans difficultés : ni corsaires,
ni tempêtes, ni avaries. Un vent tiède nous porta vers
Civitavecchia. Je passai des heures délicieuses, avec
le vieux bretteur armagnac, à converser sur le pont
du bateau, en chemise, la tête abritée du soleil par de
grands couvre-chefs en paille. Tanguy me livra mille
anecdotes des premiers temps de Charles VII quand iln’était encore qu’un dauphin menacé ou un roi sans
territoire. Du Châtel avait les Cabochiens en horreur,
car c’était d’eux qu’une nuit, il avait sauvé le jeune souverain. Son récit fit remonter en moi le souvenir d’Eustache, que j’avais oublié, et me rappela mes pensées
d’alors, quand je prétendais, moi aussi, m’affranchir des
puissants. Nous parlâmes de l’assassinat de Jean sans
Peur sur le pont de Montereau. Il m’avoua avoir porté
un des coups. L’idée de tuer le chef bourguignon pendant cette entrevue était de lui et Charles n’en était pas
informé. Compte tenu de la suite de malheurs que cet
attentat avait déclenchée, Tanguy avait eu beaucoup
de remords de l’avoir conçu. Mais aujourd’hui, quand,
de l’entrelacs des événements, avait fini par émerger
la forme favorable du destin royal, la défaite anglaise et
le ralliement des princes, il se disait qu’il avait eu finalement une intuition juste quand il avait décidé d’occire
le rival de Charles. Cette idée, à l’heure de la mort,
l’apaisait beaucoup.
    Il avait pour le roi une affection profonde comme on
en garde à quelqu’un qu’on a connu enfant et malheureux. Son amour se nourrissait plus du bien qu’il lui
avait fait que des faveurs que Charles lui avait accordées.
Car, en la matière, il avait eu à subir la disgrâce et l’ingratitude. Il voyait le roi tel qu’il était, sans travestir son
caractère ni voiler ses défauts. Au bout de quelques
jours, dans l’intimité qu’avaient créée ces confidences,
il me mit solennellement en garde : à sa connaissance, il
n’y avait pas d’exemple que quelqu’un pût s’élever
auprès de Charles VII sans provoquer un jour sa jalousie
et subir les effets de sa cruauté.
    Je regardais silencieusement les bateaux inclinés sousleurs voiles. L’escadre, entourée d’oiseaux blancs, cinglait sur une mer que les hauts-fonds rendaient violette.
Rien ne pouvait donner plus grande impression de puissance que ce convoi chargé d’or et de présents royaux.
Telle était l’Argenterie : une armée pacifique mais que
le roi, en effet, pouvait craindre. Les mises en garde
de Tanguy eurent plus d’effet sur moi que les terreurs
peu raisonnées d’Agnès, car elles se fondaient sur une
longue connaissance du roi et de nombreuses déconvenues personnelles. Quand je restai seul à d’autres
moments, je réfléchis longuement aux moyens de me
prémunir d’un éventuel retournement de la faveur
royale et je pris secrètement un certain nombre de décisions que je me promis d’exécuter dès mon retour.
    À notre arrivée, nous retrouvâmes les plénipotentiaires venus par voie de terre et qui s’impatientaient.
Une ambassade anglaise était au même moment reçue
par le pape, et nos légats avaient à cœur de l’anéantir
par une démonstration de puissance. Ils furent rassurés
quand nous débarquâmes les trésors que les navires
contenaient dans leur ventre.
    L’entrée de notre délégation dans Rome a frappé à ce
point les esprits que cinq ans plus tard, nul ne l’avait
oubliée. Ce luxe était nécessaire pour montrer l’importance que le roi attachait à cette ambassade et le respect
qu’il témoignait au pape. Mais quant à croire que cette
débauche de puissance impressionnerait le souverain
pontife et le conduirait à se montrer conciliant pendant
les négociations à venir, c’était une autre histoire.
    *
    Le pape Nicolas V était un petit homme fragile aux
gestes lents. Il semblait hésiter avant d’entreprendre le
moindre mouvement. Il s’y reprenait à trois fois pour
tendre sa main vers une coupe et la porter à ses lèvres.
Avant de se déplacer d’un angle à l’autre d’une pièce, il
mesurait du regard la distance et les éventuels obstacles.
Étaient-ce les dangers de sa fonction qui l’avaient
contraint à une telle prudence ou, au contraire, était-il
parvenu jusqu’à cette position par l’effet d’une cautèle
dont la nature l’avait de tout temps doté ? Je ne

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