Le Grand Coeur
puis le
dire. La seule certitude est que les hésitations apparentes de son corps cachaient une grande fermeté de
l’esprit. C’était un homme réfléchi et déterminé qui
arrêtait ses décisions avec beaucoup de sagesse et les
mettait en pratique sans accepter la moindre concession.
Il était évidemment heureux de voir arriver notre
ambassade. L’appui du roi de France était un grand
atout pour lui. Cependant, dans les discussions qui s’engageaient avec les plénipotentiaires, il comptait se montrer exigeant et inflexible, en particulier sur la question
de son rival, l’antipape nommé par le concile. Il attendait son abdication pure et simple, sans aucune compensation.
Nicolas V savait que je ne dirigeais pas la délégation et
qu’il lui faudrait discuter officiellement avec d’autres,
notamment Jean Juvénal, l’archevêque de Reims. Toutefois, il avait pris ses renseignements et une lettre du roi
avait mis les choses au point : il connaissait mon rôle
véritable et ma prééminence dans toutes les questions
financières. C’était un Toscan, qui avait servi jadis de
précepteur chez les Médicis. Il savait que l’argent était
désormais la valeur essentielle, et que tout, que l’on s’enréjouît ou qu’on le déplorât, lui était subordonné,
jusqu’à la noblesse. Ainsi, il mena avec moi des discussions qui n’eurent ni le lustre ni le caractère officiel des
entretiens diplomatiques à venir, mais qui n’en furent
pas moins décisives.
Il usa d’un subterfuge pour me faire loger en son
palais, afin que nous puissions y discuter tranquillement
et en aparté. Comme nous étions un jour réunis en
grande audience auprès de lui, il se leva soudain, vint
près de moi et, tendant ma paupière d’un doigt hésitant, il se récria :
— Vous êtes malade, maître Cœur, je vous le dis.
Faites attention à la malaria, qui sévit dans nos régions
et tue chaque année quantité d’hommes en pleine
force.
Archevêques et théologiens furent parcourus d’un
frisson de terreur et s’écartèrent de moi. Quand le pape
proposa de me faire examiner par son médecin personnel (« qui fait merveille, en particulier, pour cette
maladie »), ils marquèrent leur approbation. Et un
grand soulagement se lut sur leurs visages quand, en
conclusion pratique de sa proposition, le pape m’invita
sans tarder à séjourner dans une aile de son palais.
Ainsi se déroulèrent parallèlement deux négociations. L’une se tenait les après-midi, dans une salle
d’apparat décorée de fresques imposantes. Les ambassadeurs s’y exprimaient les uns après les autres en gonflant leur voix et en usant d’interminables circonlocutions. Le pape leur répondait avec onction, mais se
montrait intraitable.
Avec moi, l’affaire se débattait autrement. Nous nous
voyions le plus souvent le matin, dans une petite salle àmanger dont les fenêtres grandes ouvertes donnaient
sur un jardin fleuri. Jus de fruits, bouillons, pâtisseries
ornaient la petite table ronde sur laquelle brillait une
vaisselle d’argent. Le pape était généralement vêtu
d’une simple chasuble qui découvrait ses avant-bras.
Dans ces entretiens privés, il perdait tout à fait la componction qui entravait ses gestes en public. Au contraire,
il usait de ses mains pour illustrer ses propos et souvent,
en parlant, se levait, allait jusqu’à la fenêtre, revenait
s’asseoir. Notre dialogue était simple et sans détour,
comme ceux auxquels m’avaient habitué mes activités
commerciales. Nous faisions affaire et, comme je l’avais
pressenti dès le départ, nous ne tardâmes pas à conclure
un marché satisfaisant pour les deux parties.
Devant les plénipotentiaires, Nicolas V répétait qu’il
attendait l’abdication sans condition de l’antipape. Il ne
voulait pas qu’il fût dit qu’il aurait accepté la moindre
concession pour l’obtenir. Avec moi, il se montrait plus
réaliste. Par ses légats et un réseau d’espions efficace, il
connaissait son rival mieux que quiconque.
— Pour convaincre l’antipape de partir, me dit-il, il
faut négocier... avec son fils, c’est-à-dire le duc de Savoie.
Amédée, avant de se consacrer à la religion et de
devenir pape, avait transmis le duché de Savoie à son
fils Louis. Or celui-ci nourrissait une grande ambition :
s’emparer du Milanais. Il lui fallait pour cela faire valoir
ses droits concernant cet héritage, mais surtout les disputer par les armes au condottiere
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