Le Grand Coeur
plupart amis
d’Agnès — mais on comptait aussi parmi eux des
proches de la reine, de petits seigneurs spoliés de leurs
possessions normandes par l’occupation anglaise, et
même quelques hommes désintéressés et sincères, pour
rare que fût cette espèce à la cour —, recommandaient
la guerre par conviction et honnêteté. D’autres ne se
joignaient à ce parti que pour plaire au roi car, en bons
courtisans, ils avaient perçu les signes, pourtant discrets,
de son retournement.
*
Sitôt la décision prise, tout alla très vite. Trois courtes
semaines après le Conseil, Charles VII quittait la Touraine devant ses troupes. Le roi René, qui se tenait à
l’écart sur ses terres, et de mauvaise humeur, depuis que
son frère avait été chassé, oublia tout et se précipita
pour prendre part au combat.
En plaisantant sur la vaillance du roi et l’impression
qu’il ferait sur les femmes, la reine entendait piquer
l’amour-propre de son mari. Mais elle n’avait nullement
l’intention de le suivre pour observer ses exploits. Agnès,
au contraire, aurait bien sollicité cette faveur. Peut-être
le lui a-t-elle demandé. Elle ne m’en dit rien mais se
montra extrêmement contrariée de rester seule. J’avaispersuadé au roi qu’il me fallait séjourner quelques jours
en Touraine, afin de mettre au point les approvisionnements de l’armée en campagne. Je le rejoindrais plus
tard, sur le terrain des batailles. Il accepta. Licence
m’était ainsi donnée de rester seul près d’Agnès. Pendant nos rencontres, j’essayai de comprendre ce qui la
rendait si nerveuse. Jamais elle n’avait paru souffrir à ce
point des absences du roi. Il est vrai que depuis sa rencontre avec lui, le pays n’avait pas connu de véritables
guerres, tout au plus des escarmouches localisées. Elle
n’avait donc pas eu l’occasion de le soutenir au combat.
Je ne parvenais cependant pas à démêler les raisons
de son angoisse. Avait-elle peur pour lui ? Face à Talbot
qui commandait l’armée anglaise et quoiqu’il touchât
les quatre-vingts ans, les risques de revers n’étaient pas
nuls. Agnès avait encore en mémoire les guerres chevaleresques pendant lesquelles les seigneurs et le roi en
tête se livraient au corps-à-corps, mouraient par centaines ou étaient capturés. Elle ne pouvait imaginer, ni
moi non plus d’ailleurs, la nouvelle guerre qui allait se
dérouler, transformée par l’action à distance des couleuvrines et des bombardes, des corps d’archers et des
troupes à pied.
J’eus le sentiment qu’elle avait aussi peur pour elle-même. Les paroles de la reine, qui avait enjoint le roi de
« briller devant les dames », l’avaient troublée. Agnès
s’imaginait peut-être Charles en gloire, exalté par la victoire et désirant prolonger la reprise de ses provinces
par d’autres conquêtes plus intimes, qui lui ouvriraient
le cœur et le corps tout acquis de femmes en pâmoison.
Elle qui avait toujours craint les grossesses et en avait
subi trois sans que la plupart des courtisans n’en sachentrien, elle avait pressé Charles de rester près d’elle, la
nuit qui précédait son départ. Elle me fit un aveu
étrange : elle espérait que les gestes de l’amour, pendant
cette dernière nuit, auraient semé en elle une nouvelle
fois (mais qui était en vérité, avec son assentiment, la
première) une descendance royale.
À force de lutter pour vaincre la répulsion que le roi
avait d’abord suscitée en elle et sans méconnaître les
défauts persistants de son caractère qui ne permettaient
pas de placer en lui la moindre confiance, elle s’était
finalement attachée à lui. Ce lien, peu à peu, lui était
devenu si nécessaire qu’elle ne pouvait concevoir sa vie
en dehors de lui. En somme, elle aimait Charles.
Je tâchai de la tranquilliser. Je promis d’observer le roi
en campagne et de lui faire savoir si quoi que ce fût pouvait à un moment laisser penser qu’elle avait raison de
s’alarmer.
Deux semaines plus tard, je rejoignis le lieu des
batailles. C’était à peine s’il y en avait ; on ne comptait
que des triomphes. Les villes se soulevaient, enfermaient
les Anglais dans leurs quartiers, ouvraient les portes aux
troupes du roi de France. Pont-Audemer, Pont-l’Évêque,
Lisieux, Mantes, Bernay étaient tombées. Le 28 août,
quand j’arrivai, Vernon se livrait au roi. Dunois espérait
se voir attribuer la place, mais Charles décida de l’offrir
à Agnès.
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