Le Grand Coeur
ces
quelques dames, toutes jeunes et fraîches, cela va sans
dire, revêtait donc une signification particulière.
Mes observations sur les manifestations de cette
débauche furent interrompues par la nouvelle tant attendue : Rouen était prise. La population soulevée avait
ouvert les portes à Brézé puis Dunois, accompagnés
chacun d’une puissante cavalerie. Les Anglais s’étaient
retranchés dans leur château, que les canons de Bureau
pilonnaient. Finalement et au grand regret des Rouennais qui eussent aimé leur faire subir des châtiments à la
mesure de leurs crimes, les Anglais obtinrent de sortir en
gardant la vie sauve. Ils abandonnaient de nombreuses
autres places fortes pour prix de cette merci, et l’on pouvait regarder, avec Rouen, toute la Normandie comme
désormais libre.
Il restait, sur le modèle du sacre, à organiser une cérémonie qui illustrerait à jamais cette ultime victoire.
J’avais fait venir Jean de Villages et plusieurs de mes
jeunes assistants qui avaient l’expérience de ces magnificences. Des convois marchant jour et nuit apportèrent
de l’Argenterie les étoffes précieuses et les armes d’apparat. Enfin, le 10 novembre, notre cortège entrait dans
la ville, entourant le roi sous son dais.
*
Le récit de ce triomphe a été fait maintes fois et je
n’ai rien à y ajouter sinon mes propres impressions
puisque j’ai eu l’immense privilège d’y prendre part. Je
chevauchais au côté de Dunois et de Brézé. Nous étions
assourdis par les six trompettes qui nous précédaient.
Nous portions tous les trois des jaquettes de velours
violet fourrées de martre. La houssure de nos chevaux
était brodée d’or fin et de soie. La mienne, de couleur
rouge avec une croix blanche dessus, avait été commandée pour le duc de Savoie, mais il n’avait pas pu
rester jusqu’au défilé. La foule était immense et l’on
sentait que ce n’était point, comme pour les spectacles
ordinaires que donnent les rois, un assemblement de
simples curieux, frottant leur misère au contact irritant
mais admirable de la richesse et de la puissance. La
population célébrait sa propre fête, celle de sa liberté,
de sa victoire, et le roi y était convié comme un bienfaiteur et un parent. Les vieux pleuraient au souvenir de
leurs souffrances et en mémoire des malheureux disparus qui ne verraient pas ce jour, les femmes reprenaient espoir pour leurs enfants et se disaient qu’elles
ne les avaient pas seulement mis au monde pour subir
mais aussi pour connaître la paix et le bonheur. Les
jeunes gens mettaient leur énergie à rire et à crier le
nom interdit, celui qu’il fallait jusqu’alors prononcer à
voix basse et avec crainte, parce qu’il était celui du roi
de France.
Pour nous qui, autour de Charles, avions la responsabilité de tout un pays, cette fête nous portait bien plus
loin que la ville où elle se déroulait. Elle marquait pour
la France la fin d’un siècle et plus de guerre, de malheur
et de ruines. Certes, il restait encore à chasser les Anglais
de Guyenne. Mais ils étaient là-bas loin de leurs bases
et encerclés par des forces hostiles ; ce ne serait plus
qu’une question de temps. Cette interminable guerre
avait eu au moins un mérite : elle avait fait mourir le
monde des princes, qui se transmettaient les terres et les
peuples comme choses inertes, de même que l’on
apporte un moulin, un bois ou un étang en dot pour
son mariage. Celui qui avait délivré ces peuples sous le
joug, c’était le roi de France, et chacun se sentait désormais son sujet et non plus celui d’un seigneur local.
Je jetai de temps à autre des coups d’œil vers Charles.
Il était revêtu d’une armure complète et coiffé d’un chapeau de castor gris doublé de soie vermeille. J’avais fait
fixer sur le devant de ce couvre-chef un petit frémail
auquel était attaché un gros diamant. Le roi dodelinait
sur sa monture et tenait les yeux mi-clos. Que pouvait-il
ressentir ? Je n’aurais pas été étonné, si j’avais pu lui
poser la question, qu’il me réponde : de l’ennui. Avant
que nous montions à cheval et pendant la mise en place
du cortège, il avait commandé du vin blanc dans sa tente
de campagne. S’il en avait bu quatre ou cinq verres, ce
n’était pas pour calmer l’impatience que quiconque
aurait ressentie à sa place, mais plutôt pour se donner le
courage d’affronter une épreuve dont il aurait aimé se
dispenser.
Quand j’avais été le
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