Le Grand Coeur
Il se fit remettre les clefs de la ville et envoya
un messager à Loches les lui porter. J’en fus heureux
pour elle. Deux jours plus tard, nous entrions à Louviers
et le roi pouvait tenir pour la première fois conseil en
Normandie. Il fut décidé de marcher sans attendre sur
Rouen.
Je repartis pour Tours, en attendant que la prise de laville s’organise. Évidemment, je ne résistai pas à l’envie
d’aller trouver Agnès à Loches. Le cadeau du roi l’avait
rassérénée. Son vœu avait été exaucé : elle était enceinte
et, pour la première fois, elle ne dissimulait pas sa grossesse. Son état lui mettait un peu de rose aux joues, son
œil était plus vif. Elle riait et avait retrouvé son entrain.
Moi qui la connaissais bien, je perçus néanmoins un
fond d’inquiétude et de sombres pensées. Elle sursautait
au moindre bruit et son regard, à la première alarme,
prenait l’éclat apeuré d’une biche forcée.
Elle me fit longuement parler de la guerre et ne se
lassait pas d’entendre le récit des triomphes du roi. J’insistai sur sa vaillance mais, en la mettant en scène, je faisais en sorte de montrer qu’il ne courait aucun risque.
Elle m’écoutait pensivement. Sa robe était si serrée
qu’elle laissait deviner le galbe à peine plus prononcé
de son ventre. Elle portait un décolleté comme elle les
aimait et, à l’écart du lacet, on voyait que sa poitrine
était pleine et tendue. Fut-ce l’aveu de cette grossesse,
les formes qu’elle lui donnait, l’irruption de la fécondité
au milieu de ses qualités de charme et de beauté qui lui
devaient d’ordinaire si peu, je ressentis pour la première
fois en sa présence un désir charnel intense et presque
douloureux. Elle était trop fine pour ne pas le percevoir.
Nous échangeâmes un sourire et, aussitôt, comme pour
éloigner le sortilège, elle m’entraîna dans le jardin pour
m’y montrer ses roses.
Je la quittai le lendemain rassuré sur son état. Malheureusement, ce que je savais du roi me laissait craindre
qu’elle n’eût raison de rester sur ses gardes. Et quand,
à la mi-octobre, je remontai jusqu’à Rouen, ce que jedécouvris me confirma dans mes craintes et même
m’épouvanta.
Pour limiter l’effusion du sang, des pourparlers
avaient été engagés avec la garnison anglaise. Des émissaires de la population de Rouen allaient et venaient
entre le camp des troupes royales et la ville afin d’informer les assaillants sur la situation intérieure et de
recueillir les consignes à transmettre aux civils qui désiraient aider à leur libération. Charles attendait. Mais
cette attente était rendue nerveuse par la succession des
triomphes qui avaient ponctué presque chaque jour les
débuts de cette campagne. Chacun, et le roi tout le premier, sentait la fin imminente. Ces dernières heures de
guerre, rendues furieuses par le souvenir des atrocités
commises depuis si longtemps dans cette région, étaient
en même temps pleines d’une joie contenue, prête à
éclater. Le résultat était une débauche presque continuelle. Le bruit lointain de la canonnade soulevait
dans le camp royal des exclamations sauvages. Charles
entretenait une allégresse forcée et vaguement inquiète,
en buvant du matin au soir avec sa cour. Les hommes
sérieux, Brézé, Dunois, les Bureau, se tenaient à l’écart
de ces excès : ils faisaient la guerre. Cependant, il ne
manque jamais de volontaires autour des puissants pour
pourvoir aux tâches médiocres et régler leurs grimaces
sur les humeurs de celui qu’ils courtisent. L’enviable
position de maquereau du roi était disponible depuis
que Charles d’Anjou ne l’occupait plus. Ils furent plusieurs de moindre illustration et de goûts plus grossiers
à prêter leur énergie pour remplir cette fonction. Avec
le légendaire appétit des Valois et leur faible discernement, Charles faisait le siège de jeunes servantes ou de
dames normandes, qui résistaient peu.
Ces excès n’étaient pas inquiétants en eux-mêmes.
Charles s’y était déjà livré par le passé et les circonstances exceptionnelles de cette fin de guerre pouvaient
les expliquer. Autrement plus grave à mes yeux, relativement au sort d’Agnès, fut l’arrivée de plusieurs jeunes
femmes de la cour. Le roi n’avait pas emmené la reine
parce qu’elle ne le souhaitait pas. Mais à Agnès, qui le
lui avait demandé, il avait objecté qu’aucune femme ne
prendrait part à cette campagne. La présence de
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