Le Grand Coeur
moment. Penser que je serais là un
jour, avec vous, à Rouen, dans la ville libérée...
Il renifla bruyamment, saisit un morceau de terrine
et, avant de le porter à la bouche, lâcha dans un souffle :
— Et jamais je n’aurais cru qu’un tel moment me
rendrait si malheureux.
Je restai encore trois jours à Rouen, retenu par les
affaires de l’Argenterie. Il nous fallait au plus vite profiter des opportunités qu’offrait le retour de la ville
dans le royaume ; la Normandie, ses produits et son
commerce maritime nous étaient largement ouverts.
Je croisai le roi une seule fois pendant mon séjour.
Il m’avait fait appeler pour une question tout à fait
secondaire de pourpoint brodé commandé à l’Argenterie et qui n’était pas à sa taille. J’avais l’habitude qu’il
ait recours à moi pour toutes sortes d’affaires, des plus
grandes jusqu’aux plus insignifiantes. Cependant, je vis
dans cette convocation une intention secrète. Pendant
qu’il m’interrogeait sur cette question mineure dont,
évidemment, j’ignorais tout, Charles me fixait avec un
sourire énigmatique. Cet interrogatoire se déroulait en
présence de plusieurs courtisans et de quelques-unes
des femmes qui avaient rejoint la cour en campagne.
J’essayai de distinguer celle qui pouvait être Antoinette
de Maignelay. Mais le roi ne me laissa pas le loisir de cet
examen. Il se mit à me faire des reproches sur la mauvaise tenue de l’Argenterie. Sans me regarder, il prenait
l’assistance à témoin. À l’évidence, il éprouvait une joie
mauvaise à humilier l’homme qui lui avait fourni lesmoyens de sa victoire. Ainsi mon pressentiment se révélait juste. En avançant ces quatre cent mille écus, je lui
avais infligé une blessure profonde, peut-être mortelle
pour notre entente. Cette première morsure administrée en public annonçait pour moi d’autres épreuves et
de plus grands dangers.
Je quittai Rouen en faisant bonne figure. Nul ne pouvait imaginer la violence des idées qui m’habitaient.
Ces alarmes eurent au moins un mérite : elles fouettèrent mon esprit qu’engourdissait la langueur de la
victoire. J’avais la certitude désormais qu’une course
était engagée. Je devais me mettre à l’abri avant que
ne s’abatte sur moi la vengeance du roi. Ma seule
chance était son goût pour les calculs compliqués et les
revanches froides. Le temps qu’il joue avec moi et
s’agace à me tourmenter, j’agirais. Ainsi en étais-je réduit
à la triste extrémité d’espérer que mon calvaire durerait
longtemps.
Je me dirigeai d’abord vers Tours, où Guillaume de
Varye m’attendait pour nos affaires. Nous étions bien
engagés dans cette direction quand le soir venu, installé
dans un relais de poste sur le chemin de Tours, j’appelai
Marc en toute hâte et lui fis seller les chevaux qu’il
venait pourtant de panser et de mettre à l’écurie. Nous
rebroussâmes chemin à bride abattue jusqu’à la bifurcation pour Loches. C’était une nuit de lune et nous
continuâmes, malgré l’obscurité et le froid, jusqu’à parvenir avant l’aube en vue du château où était Agnès.
J’avais redouté de la revoir, par crainte qu’elle ne
m’interroge sur la conduite du roi et d’avoir à lui mentir.
Mais cette lâcheté était indigne. Je lui avais fait une promesse ; il me fallait l’honorer. Je pris un peu de repos surun coffre garni, près de la grande cheminée, et Agnès
me trouva là au matin. Elle était comme je l’aimais : sans
apprêt, les cheveux lâchés, une simple chasuble tenue
par de fines bretelles qui tout à la fois dissimulait son
corps et en révélait les formes. Je compris vite cependant que ce relâchement n’indiquait rien de bon. Elle
avait les yeux gonflés et le nez rougi. Ses mains tremblaient légèrement et ses mouvements étaient précipités
au point, chose rare chez elle, de devenir maladroits.
Elle faillit renverser un candélabre en passant et, un peu
plus tard, cassa un verre qu’elle essayait de porter à ses
lèvres. Surtout, elle paraissait transie de froid, comme si
une invisible protection lui avait été retirée, la laissant
vulnérable à tout et jusqu’à la morsure de l’air humide
du vieux castel.
L’immense cheminée devant laquelle j’avais dormi
répandait une tiédeur dont je me contentais aisément.
Mais Agnès m’entraîna dans sa chambre en grelottant.
Elle avait fait disposer autour de son lit la tapisserie de
Nabuchodonosor que
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