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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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trouver pour lui décrire l’ordonnancement de la cérémonie, il m’avait posé des questions anodines, relatives au souper qu’il espérait pouvoir
passer en petite assemblée, entouré seulement des
quelques dames que nous avions vues arriver les jours
précédents.
    Étrange destin, vraiment, que celui de ce roi, jeté
dans le monde, si faible et si humilié, souverain méprisé
d’un pays divisé, ravagé, occupé et qui, par sa seule
volonté, viendrait à bout de tous les obstacles, terminerait une guerre qu’on croyait éternelle, conclurait le
schisme d’Occident, assisterait à la chute de Byzance et
recueillerait en partie son héritage, en ouvrant son pays
vers l’Orient. S’il a voulu et organisé tout cela, ce ne
fut point à la manière d’un Alexandre ou d’un César.
Ceux-là, dans un tel triomphe, eussent chevauché tête
nue, soulevés d’enthousiasme, et chacun aurait compris
que leurs armées les avaient suivis dans l’ivresse et par
amour. Charles, lui, avait tout préparé en silence,
comme un enfant vexé qui médite sa revanche. Ce qu’il
avait accompli de grand n’était que l’ombre portée de
ses petits calculs. Sa faiblesse lui avait attaché des
hommes de valeur qui s’étaient pris de pitié pour lui et
dont il usait comme de jouets inertes, sans hésiter, s’il
changeait de sentiment à leur égard, à les briser. Et
maintenant que le temps de la victoire était venu, maintenant que l’enfant capricieux s’était vengé, n’apparaissaient pas d’autres ambitions, comme en nourrissent
toujours, de plus en plus grandes et jusqu’à les perdre,
les vrais conquérants, mais plutôt des satisfactions
égoïstes et minuscules : la boisson, le divertissement, la
luxure, en un mot, le vide.
    Au centre des grands événements, il y a souvent des
hommes dont le poète, le rêveur se disent : Ah, si j’étaisà leur place, quelle inoubliable moisson d’émotions
j’aurais récoltée ! Et, en comparaison de ces tumultes
supposés, le calme de ces grands personnages passe
pour de la maîtrise de soi. Mais pour les hommes sans
rêves que sont souvent ces triomphateurs, les heures de
gloire sont monotones, fastidieuses et, pour les supporter, ils fixent leur pensée sur des objets insignifiants.
Un cor au pied qui les blesse, un appétit qu’ils ne
peuvent satisfaire, le souvenir importun d’un baiser
refusé ou attendu, voilà dans quel liquide tiède et louche
baigne leur esprit, tandis que la foule les acclame.
    Ce fut une interminable journée d’émotion et de fête.
Charles assista à une messe dans la cathédrale, reçut des
hommages à n’en plus finir. Les cris du peuple entraient
partout, même là où il était retenu au-dehors. Des sonneurs ivres se relayaient au balancier des cloches. Le vin,
les victuailles, les vêtements qui avaient été cachés aux
Anglais sortaient dans les rues. Heureusement pour le
roi, les journées de novembre sont courtes et celle-là,
par surcroît, se termina dans la froidure. Un vent d’est
jeta ses bourrasques glacées sur le dos de la populace,
sans parvenir à la calmer. La fête continua dans les maisons. Le roi, après être apparu en divers lieux officiels,
se retira et eut le souper intime qu’il attendait.
    Je passai une soirée solitaire et très entouré. Tous ceux
à qui j’avais prêté de l’argent tenaient à m’inviter chez
eux comme s’ils me prenaient à témoin du bon usage
qu’ils faisaient de mes fonds. Leur cordialité m’était
insupportable. Je me refusais à les regarder comme mes
débiteurs et, de manière générale, à juger les êtres en
proportion de leur fortune. Cependant je n’allais pas
non plus jusqu’à cette extrémité qui m’aurait fait voirleur dette comme une raison suffisante pour apprécier
leur compagnie. La mélancolie qui me gagnait me fit
boire et le vin ajouta encore à ma tristesse. Je m’échappai
finalement d’une maison où la fête battait son plein et
me mis à errer dans les rues.
    Au hasard de mes pas, je tombai sur Dunois. Il était
assis sur un boute-roue, et se tenait la tête dans les mains.
Quand il me vit, il poussa un cri de joie mais affaibli. Il
ne restait rien de notre allégresse du matin. Lui aussi
dérivait, le vin aidant, dans un flot de pensées noires.
Lui qui avait fait oublier ses origines illégitimes sous
une impressionnante pyramide de victoires, de titres et
de terres, avec le ressac du triomphe, il était redevenu ce
soir le bâtard

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