Le Grand Coeur
jamais aimé et qu’une grande faveur
m’était faite par la Providence de me permettre de
goûter, même une seule fois, un tel bonheur.
Nous restâmes ainsi jusqu’à la tombée du soir. Une
servante frappa, pour apporter des chandeliers, et Agnès
lui cria de revenir plus tard. Un pâle reste de jour filtrait
à travers le vitrail épais de la fenêtre. Agnès ouvrit grand
les courtines et alla vite s’envelopper d’une robe de nuit.
Je m’habillai en hâte, cherchant maladroitement mes
vêtements éparpillés de chaque côté du lit. Une grande
gêne nous saisit. À l’image d’Adam et Ève découvrant
avec effroi leur nudité au sortir du Paradis terrestre,
nous prenions l’un et l’autre conscience de ce que nous
venions de faire. Un vif remords nous commandait d’effacer toutes les traces de ce moment pendant lequel
nous nous étions affranchis de toute retenue et des lois
de la pudeur.
Soit que l’acte d’amour eût ravivé en elle l’énergie qui
lui faisait défaut, soit qu’elle voulût, par le mouvement
de l’action, faire oublier plus vite ce à quoi elle venait de
s’abandonner, Agnès, dès lors que nous fûmes de nouveau vêtus et coiffés, se mit à tenir des propos déterminés et à établir devant moi les principes de sa conduite
future.
— Je ne vais pas me laisser piétiner, dit-elle tandis que
nous descendions vers les salons. Je vais me battre. Je
partirai sous peu trouver le roi. Il faudra qu’il me cède
ou s’explique.
J’étais heureux de voir revenir en elle confiance
et fermeté. Toutefois, j’étais loin de croire qu’elle mettrait ses paroles à exécution. Derrière l’excitation du
moment, se lisaient encore sur ses traits la fatigue et
même ce que je ne savais pas encore devoir nommer la
maladie. Dans les pièces que Marc, sur ma requête, avait
tenues chaudes par des flambées continues de troncs
d’ormes et de bouleaux, il était facile de parler de
voyages, de chevauchées. Mais l’hiver, dehors, était bien
là et s’annonçait rude. J’espérais qu’Agnès, à l’heure
d’agir, réfléchirait aux dangers du climat et des mauvaises routes.
Après le souper, elle m’embrassa chastement et
remonta dans ses appartements. Je pris avec Marc des
dispositions pour mon départ, le lendemain, et j’allai
me coucher dans la chambre que j’occupais d’ordinaire
à Loches. Je quittai le château au milieu de la matinée.
Agnès s’était levée tôt. Elle portait une robe rouge en
velours avec un col de martre. Elle me souhaita bonne
route, eut mille attentions pour nous, comme de s’assurer que nous emportions à manger et à boire. Elleglissa à mon insu dans une de mes poches une statuette
d’ivoire qui représentait saint Jacques. C’est un objet
qu’emportent avec eux les pèlerins les plus riches, en
espérant la protection du saint. J’ai souvent eu envie de
faire le chemin vers Compostelle et, pour me consoler
de ne jamais trouver le temps d’y parvenir, j’ai payé
de nombreux pénitents qui sollicitaient mon aide. Ce
n’est pas que j’eusse foi en ces prétendues reliques.
Mais il m’a toujours semblé que mon destin avait des
liens secrets et puissants avec ce pèlerinage. N’est-ce
pas saint Jacques qui a mis en mouvement les hommes
dans toute l’Europe, instaurant des échanges, forçant le
paysan à quitter sa glèbe, l’homme du Nord à découvrir
le Sud, celui de l’Est l’Ouest ? Le pèlerinage est, avec la
guerre, la plus ancienne cause du déplacement des
hommes. Moi qui ai consacré ma vie à faire circuler dans
tout l’espace, sur terre et sur mer, les marchandises et
les marchands, je me sens l’héritier et, pour ainsi dire, le
continuateur du saint qui m’a donné son nom. Agnès
l’a peut-être deviné. En tout cas, le choix de ce cadeau
n’était pas à mes yeux fortuit. De tout ce que j’ai par la
suite perdu, il est le seul bien que j’ai profondément
regretté.
Le ciel, ce matin-là, plombé de nuages, était jauni au-dessous par un soleil invisible. L’air glacé sentait les
labours, et des corbeaux volaient autour des murailles.
Agnès se tenait debout à la porte, un peu en retrait, sans
doute pour qu’un semblant de pénombre voile son
visage et ne laisse pas paraître la gêne qu’on pouvait
encore y lire. Notre transgression avait brisé quelque
chose et nous le savions l’un et l’autre. J’en étais plus
bouleversé qu’elle. Car, contrairement à moi, elle devaitsavoir que ce
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