Le Grand Coeur
le roi lui avait offerte. Je l’avais
fait exécuter et, pendant plusieurs mois, j’en avais suivi
l’achèvement chez les lissiers. J’éprouvai un vif plaisir à
la voir là et surtout à constater qu’Agnès l’aimait et s’y
sentait bien. Sitôt dans la chambre, elle grimpa sur son
lit et m’invita à m’asseoir à côté d’elle. Dans ce nid qui
tenait l’humidité à distance et conservait la douce chaleur des corps, elle se détendit un peu. Le relâchement
de ses membres sembla reporter toute l’énergie dont
elle disposait vers son esprit. Elle se mit à parler avec violence, au point que les émotions l’étranglaient parfois.
Je constatai qu’elle savait tout : la conduite du roi sur
laquelle je craignais qu’elle m’interrogeât lui avait étérapportée jusqu’en ses moindres détails. Comme elle vit
que je m’en étonnais, elle me dit qu’Étienne Chevalier
était passé deux jours plus tôt et lui avait confié tout ce
qu’il savait. Sa souffrance ne venait pas de l’infidélité du
roi. Si elle avait appris qu’il s’était donné du bon temps
en campagne avec des catins, elle l’aurait compris et ne
s’en serait pas alarmée. Mais elle ne pouvait supporter
ce qu’elle concevait comme une double trahison : celle
de Charles et celle de sa cousine. Car Antoinette de
Maignelay était parente directe de sa mère et c’était
elle, Agnès, qui l’avait introduite à la cour. Quant à la
trahison du roi, elle était bien dans sa manière, dissimulée sous les apparences d’une faveur. En effet, au
moment même où il lui faisait tenir les clefs de Vernon,
il mettait une autre femme dans son lit.
Je tentai de la calmer en lui disant que tout cela serait
sans lendemain, que le roi allait lui revenir, la retrouver.
— Sans lendemain ? Tu ne connais pas Antoinette !
C’est une intrigante et une ambitieuse. La place qu’elle
a conquise, elle la gardera.
Je dois admettre, aujourd’hui que je sais la suite de
l’histoire, qu’elle avait vu juste. Il ne se passa pas trois
mois avant qu’Antoinette de Maignelay ne tînt très officiellement le rôle de maîtresse du roi. Mais sur le
moment, je pensais qu’Agnès exagérait. Quand je le lui
dis, elle réagit par la colère. Puis, très vite, la violence
s’apaisa et fit place à un abattement douloureux qui
était infiniment triste à voir.
Elle regardait son ventre déjà tendu par la grossesse
qu’elle avait pourtant désirée. Ses mains étaient un peu
gonflées. Elle tripotait nerveusement une bague d’améthyste que le roi lui avait donnée et qui, sur la peau
épaissie de son doigt, coulissait mal.
— Je suis ici, lourde, enlaidie, faible et loin de lui.
Tandis qu’elle, là-bas, partage les plus beaux moments
de sa vie, l’accompagne dans ses plaisirs.
Je la serrai dans mes bras. Elle pencha la tête sur ma
poitrine et se mit à pleurer doucement. Je sentais les
larmes rouler sur ma main droite. Elle frissonnait.
Jamais je ne l’avais vue si faible et si désarmée. Elle qui
montrait en toutes circonstances et particulièrement
dans l’adversité une énergie étonnante, elle était comme
accablée et privée de force. Sans doute était-ce l’effet de
son état et probablement, déjà, de la maladie. Je ressentais pour elle une tendresse immense et le désir de tout
faire pour atténuer sa souffrance ou, en tout cas, ne
pas l’aggraver. Il ne s’y mêlait aucune pitié, car je savais
qu’elle avait ce sentiment en horreur et n’aurait voulu à
aucun prix le susciter. En revanche, et pour la première
fois, j’éprouvai consciemment pour le roi une véritable
haine. Sa manière de s’attacher Agnès, de la compromettre en affichant sa faveur, de l’entretenir dans l’espoir d’un amour partagé, pour l’humilier ensuite publiquement et la livrer au mépris général était ignoble. Je
jugeais d’autant plus violemment cette conduite qu’elle
était semblable, quoique les circonstances fussent différentes, à celle qu’il avait adoptée à mon égard.
Les deux expériences se renforçaient l’une l’autre.
Encore avais-je, moi, les moyens de lui échapper et une
fortune suffisamment étendue pour trouver d’autres
soutiens et de hautes protections, si les siens me faisaient
défaut. Agnès n’avait rien. C’était une femme livrée, qui
avait forcé sa nature pour s’attacher sincèrement à lui.Tout ce qu’elle possédait, il pouvait le lui retirer. À en
juger par sa conduite à
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