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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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l’endroit de ceux et de celles
qu’il avait répudiés ou bannis, il ne fallait pas s’attendre
à ce qu’il se montre généreux dans la disgrâce, surtout
s’il tombait sous l’influence d’une rivale qui s’efforcerait
d’effacer jusqu’au souvenir de celle qui l’avait précédée.
    Le tumulte de ces sentiments tendait douloureusement mon esprit et me conduisait à chercher quelque
issue pour évacuer ces humeurs violentes. L’abandon
d’Agnès à mon côté, l’intimité de nos corps enlacés,
l’évidence d’être l’un et l’autre vulnérables sous la trompeuse protection des draps tièdes qui nous enveloppaient, tout conspira à nous rapprocher comme jamais
auparavant. Le désir physique submergea la pudeur de
notre amitié habituelle. J’approchai ma main de sa
gorge et entrepris d’ôter le frêle voile de satin qui la
couvrait. Elle protesta, et cette ébauche de refus acheva
de me convaincre que ma passion n’était pas une violence. N’eût-elle rien opposé à mon geste que j’aurais
craint d’abuser de sa faiblesse. Tandis qu’en manifestant
sa volonté, fût-elle contraire, elle me prouvait que sa
lucidité était intacte : son assentiment, s’il advenait,
aurait une pleine valeur. De fait, je sentis bientôt qu’elle
n’opposait à mes caresses que des gestes qui les prolongeaient. En prétendant écarter mes mains, elle les guidait. J’avais souvent serré son corps mais chastement, si
bien que j’eus, cette fois, l’impression de le découvrir.
Je fus frappé de le sentir si frêle. En même temps, tout
délicats que fussent ses membres, sa poitrine, son ventre,
je les trouvais pleins, tendus de vie, brûlant plus que
je ne l’attendais. L’odeur de fleurs et d’épices que je lui
connaissais ne couvrait plus, dans cette proximité, leparfum de sa peau blonde, à peine piquant, qui mit le
comble à mon désir. Elle ne pouvait plus en ignorer
l’évidence et si elle ne se récriait plus, c’était qu’un désir
égal l’avait saisie. Il était inutile de chercher à le dissimuler. Elle me regarda fixement, en tenant fermement
mes mains, puis, avec une lenteur délicieuse, elle mit
elle-même ses lèvres sur ma bouche. Après ce long
baiser, elle nous couvrit et, dans l’obscurité des toiles de
lin qui nous faisaient une caverne sauvage et douce,
nous mêlâmes nos corps et nos douleurs, nos caresses et
nos révoltes. Dans le brasier de cette volupté et pour le
temps que dure l’amour, blessures et rancœurs, déceptions et désillusions brûlèrent ensemble en un grand
feu, qui fit fondre nos âmes et les unit.
    Qu’on me comprenne bien : la valeur inestimable de
ce moment n’a en rien tenu à la satisfaction de la
conquête, à une quelconque vanité d’homme. Si cet instant constitue pour moi, même avec la distance du
temps et peut-être encore davantage à cause d’elle,
comme le tournant de toute ma vie, c’est parce qu’il fut
tendu, et je devrais dire broyé, par deux forces contraires,
d’une intensité que je n’imaginais pas. D’un côté, notre
entente, jusqu’aux extrémités de l’union charnelle, se
révélait parfaite. Nous étions confortés dans tous nos
pressentiments, et notre attirance mutuelle n’était ni
une illusion ni une erreur, mais bien le signe que nous
étions de toute éternité destinés l’un à l’autre. Mais,
à la minute où elle se réalisait, cette union était souillée
de sa faute originelle. Nous venions d’abolir la distance
grâce à laquelle il nous était possible de nous tenir
proches. Cette ligne franchie, tout allait s’abattre sur
nous : la colère du roi, les remords d’Agnès, l’évidencede mon âge et la fragilité de ma situation présente.
Comme si nous avions brisé une ampoule emplie de
sang, nos corps étaient soudain éclaboussés, tachés par
le châtiment qui ne tarderait pas.
    Il aurait fallu fuir, tout quitter dans l’instant. Mais
l’amour ne donne de la force que pour entretenir son
propre feu et la volupté ne nous laissait aucune énergie pour autre chose que pour la renouveler encore
dans l’étreinte charnelle. L’évidence des périls qui nous
entouraient ne faisait naître qu’un désir, celui de nous
aimer encore. Plus nous sentions que ce début était une
fin et plus nous tenait l’envie désespérée d’en prolonger
le cours.
    La seule conscience qui me restât, à un moment où
le plaisir me laissait en repos, fut pour penser que je
n’avais jusque-là

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