Le Grand Coeur
malentendu serait sans conséquence pour
la raison qu’un autre événement viendrait bientôt le
recouvrir et lui ôter toute consistance. Elle agita la main
et, avant que mon cheval ne quittât la cour, rentra. La
porte se referma derrière elle. Je ne devais jamais plus la
revoir.
V
VERS LA RENAISSANCE
La suite est connue de tous. Elle appartient à l’Histoire.
Le roi a fait de la mort d’Agnès un événement d’une
importance considérable, l’égal presque de ses victoires.
Mais les mausolées et les dotations royales, les messes
basses dites deux fois par semaine pour le salut de son
âme, et même la couronne ducale que Charles lui octroya
après sa mort perpétuent l’image d’une autre femme que
celle que j’ai connue. Celle qui a disparu pour moi sitôt
la porte de Loches refermée, qui saura jamais ce que
furent ses derniers sentiments, ses dernières pensées ? On
connaît d’elle un parcours et quelques dates. On sait
qu’elle a quitté la Touraine peu après mon départ au
début de janvier, dans les frimas. Elle a bravé le froid et le
danger de routes encore peu sûres autour desquelles
rôdaient des soudards, alliés à l’Angleterre et désormais
livrés à eux-mêmes. Le roi s’était remis en campagne et
les femmes qui l’avaient rejoint pour célébrer son
triomphe à Rouen étaient reparties. Les places fortes qui
restaient à conquérir ne résistaient guère. Charles pouvait parader en grand harnois et même mener l’assaut,
sans prendre de grands risques.
Agnès avait affronté de plus grands périls, mais ce fut
pourtant elle qui l’admira. Il prit plaisir à l’avoir près de
lui. Tous les témoins m’ont dit que ce peu de jours
furent heureux. Lui fit-elle grief de son infidélité ou se
contenta-t-elle de reprendre sa place devant tous ? Je la
crois trop habile pour avoir pris le risque de recourir
aux réprimandes. Et elle-même ne se sentait pas assez
irréprochable, compte tenu de ce que nous avions vécu,
pour adopter une posture de vertu. Ceux qui ont été
proches d’elle et de Charles pendant ces dernières journées insistent sur l’harmonie qui semblait régner entre
eux. J’ai toutes raisons de croire qu’ils disent vrai. Agnès
était sincèrement heureuse de retrouver le roi et de partager sa gloire, au point même de fermer les yeux sur la
vanité avec laquelle il se posait en grand capitaine et
surtout d’oublier qu’il avait accueilli avec complaisance
les hommages d’une autre.
Nous partagions Agnès et moi le même sentiment
paradoxal à l’égard de cet étrange personnage. Tout à la
fois, nous le savions capable de nous trahir et même,
sans états d’âme, de nous abandonner à nos pires ennemis, de contempler sans réagir notre anéantissement
comme il l’avait fait jadis avec Jeanne d’Arc, et pourtant,
à l’idée même de lui avoir été infidèle, nous étions terrassés par la crainte de le faire souffrir, si peu que ce fût.
En tout cas, il y eut ces journées de bonheur. Ses
femmes m’ont confié plus tard qu’Agnès, après ce
voyage harassant et déjà prise par la maladie, était allée
jusqu’au bout de ses forces pour répondre à l’enthousiasme du roi, veiller et rire avec lui. Quand il repartit au
début de février pour livrer un nouvel assaut, Agnès,
aussitôt qu’il disparut, s’effondra.
Son agonie a été souvent racontée et en des termes
destinés à célébrer sa piété. Entre autres cadeaux que le
pape m’avait donnés pour elle figurait une indulgence
plénière qui devait lui assurer l’absolution à sa dernière heure. Le document était resté à Loches, mais son
confesseur la crut sur parole. En ce moment où j’aurais
besoin moi-même d’un tel viatique pour l’au-delà, je me
rends compte à quel point le gouffre s’est creusé entre
la religion et moi. Pourtant, c’est avec une infinie tendresse que je pense à la confiance naïve et profonde
qu’Agnès mettait dans ces promesses, données par des
hommes au nom d’un dieu dont ils ignorent l’existence
et a fortiori les volontés.
Tout est allé si vite que je n’ai rien su ni de cette apothéose ni de cette fin. Un messager, le 15 février, est
venu m’annoncer à Montpellier où j’étais descendu
pour mes affaires qu’Agnès n’était plus et qu’elle m’avait
désigné, avec Étienne Chevalier et Robert Poitevin,
son médecin, comme l’un de ses trois exécuteurs testamentaires.
Pendant les mois qui
Weitere Kostenlose Bücher