Le Grand Coeur
refermeraient les portes après
mon départ.
Le silence se fit, la nuit envahit la pièce, à peine
tenue en respect par une simple chandelle. Au bout de
quelques minutes pendant lesquelles j’étais resté immobile, je me levai, pris en main le bougeoir de cuivre et
ouvris la porte qui menait aux entrepôts. J’avançai au
milieu des étagères et des portemanteaux. Mes pasrésonnaient sur les dalles et s’évanouissaient dans l’espace immense des hangars. La faible lumière de ma
bougie ne permettait pas d’apercevoir la toiture, bien
haut au-dessus de ma tête, ni même les murs du bâtiment tant il était large. Je marchai dans une obscurité
pleine d’objets dont j’apercevais les reflets colorés et
sentais les odeurs particulières. Des empilements de
coupons de tissus, la surface cuivrée des armes neuves,
des pots emplis de substances rares se perdaient dans
la hauteur et la profondeur de l’espace. Par instants, la
lumière éveillait la douce ondulation de fourrures, la
peau d’acier des cuirasses, la surface vernie des céramiques bleues de Chine. J’avançais et de nouveaux trésors apparaissaient puis cédaient la place à d’autres
encore, dans quelque direction que j’aille. Toutes les
richesses de la terre étaient rassemblées là, tirées des
forêts de Sibérie comme des déserts de l’Afrique. Le
savoir-faire des artisans de Damas était représenté
comme l’habileté des tisserands flamands ; les épices
qui mûrissent dans les tiédeurs orientales voisinaient
avec les merveilles du sol, minerais, gemmes, fossiles.
Le centre du monde était là. Et il n’était pas acquis par
la conquête ou le pillage mais par l’échange, la liberté
des hommes et le talent de leur industrie. L’énergie
arrachée enfin à la guerre se répandait dans toutes les
œuvres de la paix. Elle soutenait le bras du tisserand,
guidait les pas du laboureur, donnait du courage au
mineur et de l’adresse à l’artisan.
Ce monde, j’en avais rêvé. Mais la réalité n’a pas la
légèreté des rêves. La réussite de mes projets allait au-delà de tout ce que j’avais pu imaginer et je me sentais
enseveli sous ce poids. Je me revoyais dans le cortège quientrait à Rouen, écrasé par les étoffes épaisses, suant
sous mes velours et sentant mon cheval entravé par son
harnachement d’apparat.
Tel j’étais devenu. La liberté et la paix pour lesquelles
j’avais œuvré étaient partout, sauf en moi-même. J’étais
envahi par le désir fou, douloureux, urgent, d’abandonner cette vie, de jouir paisiblement d’une prospérité suffisante, modeste, de retrouver l’oisiveté et les
rêves, l’amour... Si Agnès avait vécu, aurait-elle pu le
comprendre ? Aurions-nous décidé de nous enfuir
ensemble ? J’aurais tant aimé reprendre avec elle le
chemin de l’Orient, demander au sultan la faveur de
vivre à Damas, dussé-je lui faire cadeau pour cela de ma
fortune.
Agnès n’était plus, mais l’envie de liberté, elle, demeurait. Ce soir-là, je me dis que la crainte du roi était peut-être providentielle : en me poussant à fuir le royaume,
elle me donnait l’occasion de mettre fin à l’esclavage
qu’étaient devenues pour moi ces charges et cette fortune inhumaine. Ce que j’avais fait porter à Naples me
suffirait pour m’y établir. De là-bas, je continuerais à
faire naviguer quelques galées depuis Marseille. Qui
sait ? je pourrais peut-être les accompagner vers l’Orient.
J’apercevais une vie nouvelle. Dans la lourde obscurité
saturée par l’odeur des cuirs neufs et des épices, il me
semblait distinguer une lumière un peu jaune, si mobile
et agile que je ne parvenais pas à la fixer. Je continuai à
marcher sans jamais apercevoir la fin de cette caverne
saturée de richesses. Et soudain, je vis un nom sur
l’éclair qui me guidait comme une étoile. La lumière
n’était pas dans les objets qui m’entouraient, quoique
les reflets de la bougie m’en donnassent parfois l’illusion. Elle était au-dedans de moi, enfouie profondément
et revenue ce soir, comme en chaque moment décisif de
ma vie, pour me montrer le chemin : c’était le léopard
de mon enfance.
*
Ainsi, je savais ce que j’avais à faire. Cependant, avant
de pouvoir quitter cette vie et en commencer une autre,
il me fallait encore sacrifier à certaines obligations.
C’était un des signes de mon alourdissement que cette
impossibilité d’agir sans délais. Je manœuvrais un
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