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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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ont suivi la mort d’Agnès, j’ai
continué de vivre et d’agir, en sorte que quiconque m’a
rencontré à cette époque était fondé à penser que rien
n’avait changé en moi. Pourtant, je me sentais profondément vide et glacé. Les circonstances de notre dernière rencontre ôtaient à l’évocation d’Agnès la paix
que j’y trouvais auparavant. Penser à elle, c’était sentir
la douleur de ce malentendu et désirer jusqu’à la folie
de pouvoir remonter le temps, annuler certains gestes,
retrouver l’innocence brisée. Mais ne pas penser à elle,
c’était l’abandonner et la tuer une seconde fois.
    Rien ne pouvait me distraire de ce dilemme. Je multipliais les voyages et les activités pour tenter en vain d’y
échapper.
    L’un des effets de la mort d’Agnès fut le redoublement des dangers qui planaient au-dessus de ses amis.
Brézé, qu’elle avait toujours défendu et plusieurs fois
sauvé, en fit les frais au bout de quelques semaines. Sous
le prétexte de lui conférer un titre ronflant en Normandie, le roi l’écarta du Conseil. C’était une raison de
plus pour moi de tout craindre. Cependant, l’absence
d’Agnès avait eu une autre conséquence qui, en l’espèce, me fut utile : elle avait tué en moi tout sentiment
autre que ceux qui s’attachaient à sa mémoire. Je ne
sentais plus ni les joies ni les peines ni, en l’occurrence,
la peur. Certes, je continuais comme les mois précédents
de m’organiser pour mettre mes affaires et bientôt ma
personne à l’abri du roi. Mais je le faisais méthodiquement et sans passion. Les tourments de l’incertitude, les
cauchemars qui m’éveillaient la nuit tout en sueur, la
morsure que provoquait, au moment le plus inattendu,
la pensée de la disgrâce et le souvenir du regard glacé
du roi quand je lui avais prêté les quatre cent mille écus,
tout cela avait disparu. Une indifférence anormale mais
commode me faisait accueillir tous les événements avec
un égal détachement. Je me préparais au pire mais sans
plus le craindre.
    Il faut dire d’ailleurs que les circonstances, pendant
le printemps qui suivit la mort d’Agnès, me furent indirectement favorables et écartèrent pour un temps le
risque de disgrâce. Un fort contingent anglais avait
débarqué en Normandie pour faire jonction avec les
troupes de Somerset qui y étaient demeurées après
leur défaite à Rouen. La guerre était rouverte. Le roiprit peur. Dunois était retenu sur un autre front. Il
nomma en hâte un commandant en chef dont l’expérience était moindre. Il comptait que le défaut du commandement serait atténué par la qualité des troupes et
du matériel. Plus que jamais il lui fallait de l’argent, et
beaucoup. Il se tourna une fois encore vers moi. Je ne
redoutais plus de lui révéler l’étendue de ma fortune : il
la connaissait. Je payai. Le sort des armes, d’abord incertain, nous fut favorable. La bataille se déroula, sans que
personne l’eût désirée, dans le village de Formigny. Ce
fut un succès complet pour les armées de France et la
dernière offensive anglaise.
    Seule restait à reconquérir en Normandie la place
forte de Cherbourg. Le roi y tenait absolument, afin
d’écarter à jamais le danger d’une nouvelle invasion.
Hélas, Dunois et les autres hommes de guerre étaient
formels : on ne pouvait rien espérer d’un siège de la
ville, faute de disposer d’une flotte assez puissante pour
bloquer le port. Il fallait découvrir un autre moyen. Il y
en avait un et il passait encore une fois par moi.
    En effet, l’Anglais qui commandait la garnison de
Cherbourg avait un fils, lequel était prisonnier en
France. L’usage voulait que ces captifs, en raison du prix
qu’ils représentaient, fussent attribués en récompense
par le roi à ceux qui l’avaient aidé pour la guerre. Mon
assistance financière m’avait valu l’attribution de plusieurs d’entre eux, dont le fils de ce capitaine anglais. Le
roi me commit donc à la négociation avec son père, afin
d’obtenir la reddition de Cherbourg contre l’élargissement du prisonnier. D’autres détails étaient à régler et il
fallait compter sur les Anglais pour ne nous faire cadeau
de rien. Ils mirent à notre charge tous les frais de rembarquement de leurs troupes vers l’Angleterre. Je m’acquittai, évidemment, de cette forte somme. Tout finit
bien. Le père et le fils se trouvèrent réunis et Cherbourg
fut libérée le 12 août.
    Je savais pouvoir

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