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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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faire durer encore quelque temps ce
genre d’intervention. Après la Normandie, c’était vers la
Guyenne que se tournait l’offensive royale contre ce
qu’il restait des Anglais. Chaque campagne était l’occasion pour moi d’acheter du temps et d’éloigner un peu
le danger. Je savais cependant que cette tranquillité était
fragile. Un épisode, si je l’avais oublié, vint me rappeler
que la foudre royale pouvait tomber n’importe où et à
tout moment : ce fut la condamnation de Xaincoins.
    Jean de Xaincoins était plus jeune que moi et il avait
fait toute sa carrière dans la proximité du roi. Tout
de même, nous avions bien des choses en commun.
C’était un Berrichon, il était issu d’une famille modeste,
s’occupait de finances, en tant que trésorier et receveur général ; il était commissaire du roi aux états du
Limousin comme je l’étais du Languedoc et, depuis
deux ans, siégeait lui aussi au Conseil. Sa disgrâce vint
de dénonciations les plus basses. La procédure de justice ne lui laissa aucune chance. De tout ce à quoi il
fut condamné, il semblait bien que l’essentiel ait été
l’amende de soixante mille écus qu’il devait verser au
roi.
    Dès qu’éclata cette affaire et sans attendre le jugement, je décidai d’accélérer les démarches qui me
mettraient à l’abri d’une semblable mésaventure. Ma
demande pour être enregistré comme bourgeois à Marseille progressait trop lentement. J’activai mon facteur
sur place pour la faire aboutir. Je ne pouvais, sans attirertrop l’attention, délaisser Montpellier pour Marseille
brutalement. Mais je fis en sorte que nos naves y fassent
des escales prolongées et je réservai dans leurs chargements une part croissante pour les marchands provençaux.
    Dans le plus grand secret, j’envoyai même Jean de Villages auprès du roi d’Aragon et des Deux-Sicile. Il en
revint avec un sauf-conduit qui me permit de faire passer
à Naples une partie de mes biens.
    *
    En apparence, rien ne bougeait. Le roi se montrait
aimable avec moi et même me gratifiait assez souvent de
faveurs, d’attentions qui faisaient croire à tous, sinon à
moi-même, que sa bienveillance à mon endroit était
intacte. Le climat, pourtant, s’alourdissait. La mise à
l’écart de Brézé, l’effacement du vieux Tanguy du
Châtel, la grossièreté de Dunois qui croissait avec ses
victoires et les biens qu’il amassait, tout cela retirait de
l’entourage du roi les appuis que j’y avais jusque-là
trouvés. D’autres personnages faisaient leur apparition
et prenaient de plus en plus d’influence. Nombre
d’entre eux étaient mes débiteurs, ce que je n’aimais
guère. J’y voyais moins un danger qu’un inconfort : je
sais par expérience que la sincérité ne fait pas bon
ménage avec l’humiliation que constitue une dette pour
tout le monde, à l’exception peut-être de quelques âmes
nobles qui ne jugent ni eux-mêmes ni les autres à cette
aune.
    J’ignorais la plupart de ces nouveaux venus et n’entretenais avec eux que des relations distantes. Sans le savoir,je redoublais ainsi la blessure de leur amour-propre. Ce
n’était pas mépris de ma part, seulement un signe de
lassitude. Je ne me sentais plus la force de reconstruire
la complicité, la confiance et pour tout dire l’amitié que
je partageais avec ceux que j’avais connus dix ou quinze
ans plus tôt et qui, aujourd’hui, s’éloignaient ou manquaient à l’appel.
    Mon immense prospérité, jointe au détachement un
peu triste qui était mon état ordinaire depuis la mort
d’Agnès, tout contribuait à faire de moi un personnage
solennel, difficile à aborder. Mes gestes mêmes étaient
devenus plus lents, mon pas plus pesant. J’en eus la
pleine révélation un soir, à Tours, pendant ce creux de
l’hiver qui annonçait l’anniversaire de la mort d’Agnès.
    J’avais œuvré toute la journée à l’Argenterie, en
compagnie d’un nouveau comptable qu’avait engagé
Guillaume de Varye. Il était entouré de plusieurs
commis, jeunes, appliqués, très avisés en affaires malgré leur jeune âge. C’était le temps de l’Épiphanie et je
savais que plusieurs d’entre eux, nouvellement mariés,
étaient attendus par leur famille pour une petite fête.
Vers six heures du soir, quand l’obscurité commença à
envahir le comptoir, je leur donnai congé. Je prétextai
d’une lettre à écrire pour rester seul. Les gardes de nuit
se tenaient aux entrées et

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