Le Grand Coeur
Macé. Il n’avait retenu de
moi que l’ambition, qui pourtant me faisait défaut, et
l’avait mise au service d’un Dieu au côté duquel il avait
pris place, pour accueillir bientôt sa mère.
Ces fêtes elles-mêmes ne m’apportèrent que de
l’ennui, car elles drainèrent vers moi des processions de
solliciteurs. Ils pensaient, avec raison, qu’il me serait
difficile de leur refuser quoi que ce fût en un tel jour.
Heureusement, quand les réjouissances prirent fin, je
disposai d’une longue semaine pour rester dans notre
palais neuf. J’aimais profondément cet édifice. De tout
ce que j’ai construit ou acquis, c’est le seul bâtiment
avec lequel je me sente en plein accord, comme s’il était
une sorte de matérialisation de ma personnalité et de
ma vie. Sa division entre deux mondes, d’un côté l’ancien qui l’apparente à une demeure seigneuriale, de
l’autre un air d’Italie et déjà des raffinements orientaux.
Partout des souvenirs de mes voyages, ces palmiers
sculptés sur la porte, les naves dessinés sur les vitraux
et ces figures en pierre de mon régisseur et de notre
plus ancienne servante qui m’attendent, penchés à la
fenêtre...
Pourtant, pas un instant, pendant cette semaine, ne
m’a abandonné la certitude absolue que je ne vivrais
jamais dans ce lieu. Quoi qu’il pût m’arriver, ma décision de partir était prise. Ce palais était une offrande
que je faisais aux temps futurs, non pas dans l’espoir
vain qu’ils se souviendraient de moi, mais pour porter
témoignage de la force du rêve. Ce qu’un petit garçon de fourreur avait imaginé, à deux rues de là, était
devenu cette bulle de pierre posée sur le bord de l’ancien oppidum ; ceux qui continueront de le voir quand
j’aurai disparu sauront quelle peut être la force de l’esprit et prendront, je l’espère, leurs chimères au sérieux.
Toutes les choses existent en dehors de nous. La pierre
n’a pas besoin de l’homme pour être pierre. Seul nousappartient ce qui n’existe pas et que nous avons le pouvoir de faire venir au monde.
L’hiver vint, qui m’a toujours engourdi et énervé.
Quand je pense aujourd’hui à ces mois, je vois clairement mon erreur. J’ai perdu un temps précieux. Il
n’y eut pas pendant cette période de grandes affaires.
Guillaume de Varye dirigeait notre entreprise de
commerce avec efficacité. Jean avait élargi son aire
d’évolution. En revenant du Soudan, il était parti
jusqu’aux confins de la Tartarie. Pourtant, l’hiver passa
ainsi, jour après jour, sans que vienne l’impulsion qui
m’aurait éveillé de ma torpeur.
Au printemps, le roi recommença à faire des plans de
conquête vers la Guyenne. Ou plutôt les autres les faisaient pour lui et il les acceptait. Son caractère était
encore une fois en train de changer. L’éveil de ses sens,
sa conversion au plaisir et son goût pour le monde
avaient pris, du temps d’Agnès, une forme assez noble.
La frivolité du roi semblait être un tribut qu’il payait à sa
longue claustration et comme le revers d’une timidité
qu’il avait désormais décidé de combattre. Mais depuis
la mort d’Agnès, l’équilibre qu’elle l’aidait à tenir entre
plaisir et majesté s’était rompu. Charles était passé tout
entier du côté de la débauche. Sa nouvelle maîtresse,
cette Antoinette qui l’avait rejoint en Normandie, avait
adopté une stratégie tout opposée à celle d’Agnès et
d’une méprisable bassesse. C’était elle qui fournissait au
roi des filles vendues, pour assouvir ses considérables
besoins. Elle n’avait pas à craindre, comme Agnès jadis
avec Charles d’Anjou, les méfaits d’un entremetteur
puisque c’était elle-même qui assumait cette fonction.
Je n’ai jamais été un bon compagnon de beuverie etde luxure. Le roi, qui le savait, ne m’associait pas à
ses turpitudes. En revanche, il continua de me solliciter pour financer la guerre et, comme auparavant, j’y
consentis.
Le printemps vint tard. Quand il apparut, je sortis
doucement de ma torpeur. Pourtant, je ne me décidais
toujours pas à partir. Peut-être était-ce parce que je
voyais moins souvent le roi. Cette distance me donnait
l’illusion que le danger s’était atténué.
Mais la réalité était tout autre. Je sus plus tard que le
roi avait reçu, dans la fin de l’année précédente, plusieurs dénonciateurs qui s’étaient répandus en graves
accusations contre moi. À la jalousie
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